La Monnaie, 18, 20 & 22 février
Convaincu de la nécessité de pimenter sa relation avec une institution qu’il dirige depuis 2007, Peter de Caluwe s’est lancé, alors que sonnait l’heure de son troisième mandat à la tête de la Monnaie, un double défi : ouvrir chaque saison avec deux créations, et produire, durant les mois d’hiver, un cycle présentant plusieurs titres en alternance.
Confiée au tandem formé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, dans les petits papiers de la scène bruxelloise depuis leur remarqué Mitridate sous le chapiteau de Tour & Taxis, et à Antonello Manacorda, mozartien désormais attitré des lieux, cette «Trilogia » fait bien mieux, coup d’essai, sinon absolu coup de maîtres, qu’essuyer les plâtres.
Afin que s’enchaînent sans discontinuer Le nozze di Figaro, Cosi fan tutte et Don Giovanni – dans l’ordre imposé par la règle des trois unités, plutôt qu’en suivant la chronologie de la composition –, le lab (ainsi que le duo de metteurs en scène a baptisé son équipe) a ficelé trois scénarios en un.
Au fur et à mesure des dix-neuf heures, du lever du jour à la nuit, au cours desquelles les trois intrigues sont censées se dérouler simultanément – dans le même immeuble abritant, sur trois niveaux, la résidence d’un diplomate espagnol, une étude notariale, un club privé, une boutique de vêtements, et même une bibliothèque de rue, adossée à la façade –, les effets d’anticipation se muent en échos, qui témoignent, y compris au sein des airs fugacement partagés entre deux personnages réagissant à des situations semblables, d’un soin maniaque du détail signifiant.
Quant aux nouveaux liens familiaux, ils enrichissent un arbre généalogique aux ramifications étendues : Don Ottavio devient, non seulement le frère de la Comtesse, mais aussi le cousin germain de Donna Anna, tandis que le Comte a pour frère Don Giovanni, dont la liaison avec Donna Elvira a donné naissance à Cherubino – comment pourrait-il en être autrement ?
Parce qu’il convient d’être en phase avec l’esprit de l’époque contemporaine, plus consistant, sans doute, que le volatil air du temps, cette galerie de figures archétypiques de la veille de la Révolution française est propulsée dans l’hic et nunc de la déferlante #MeToo – Almaviva, dont le comportement « inapproprié » fait les gros titres des chaînes d’info en continu, est muté à Londres pour cette raison même –, des questions de genre, incarnées par la « fluidité » de Don Alfonso, et d’une hypersexualité déréglée, entre échangisme, BDSM, nymphomanie et voyeurisme.
S’y ajoute un code de couleurs basé sur les écrits de Michel Pastoureau, qui donne sa tonalité à chaque volet – le bleu de la tempérance, associé à la Comtesse, pour La Folle Journée, le jaune de la trahison dans L’École des amants, et le rouge de l’excès pour Le Dissolu puni –, et partant au décor, inspiré, jusqu’à la citation assumée, des Trois Carrés évidés de Felice Varini et de la Cabane éclatée de Daniel Buren, et aux costumes. Enfin, La Vie mode d’emploi de Georges Perec sert de caution littéraire à l’entreprise, qui pourrait facilement menacer de virer à l’exercice, forcément aride, de rationalité.
Assez vite cependant, ce puzzle dramaturgique en forme, justement, de mode d’emploi se révèle accessoire par rapport à un tour de force technique – encore que la tournette ait tendance à grincer importunément sous le poids d’une architecture scénographique particulièrement imposante –, et surtout théâtral, réalisé en seulement onze semaines de répétitions.
Il faut, certes, se résoudre à regarder partout, tout le temps, pour tenter de suivre l’enchevêtrement des actions principale et secondaire, sur le plateau comme sur les écrans, au risque d’avoir l’impression de rater l’essentiel. Cette profusion épouse l’élan virtuose des Nozze, dont le rythme tourbillonnant se double du supplément d’âme de personnages saisis dans leur vérité intemporelle – y compris au quatrième acte, sur lequel beaucoup, sinon la plupart, même parmi les hommes de théâtre les plus chevronnés, se sont cassé les dents, mais que la division de l’espace, entre intérieur et toit-terrasse, rend ici limpide.
Cosi, en revanche, résiste à l’approche de Clarac et Deloeuil, et même s’y refuse – sans, d’ailleurs, que s’immisce le souvenir du traitement, autrement plus radical, de Michael Haneke. Qui est dupe, et de quoi ? Qui trahit qui, et pourquoi ? Les motivations des uns et des autres s’embrouillent, et le jeu, pas assez pervers peut-être, pèse autant qu’il tourne à vide, avant de déboucher sur un inévitable champ de ruines sentimentales – les filles, youtubeuses de leur état, l’une passionnée de yoga, l’autre de maquillage, de retour dans leurs lits superposés, et les garçons, pompiers nonchalants, cherchant le réconfort, avec plus ou moins d’entrain, dans le club voisin.
C’est, en définitive, Don Giovanni qui bénéficie des solutions les plus originales, et impressionne le plus durablement. Hommes et femmes – à égalité ? – projettent leurs désirs et frustrations sur un antihéros que la cécité menace, malgré les mises en garde de Donna Elvira, ophtalmologue prête à tout pour le soigner. Accusé par Donna Anna du meurtre de son père, alors que celui-ci a succombé à une crise cardiaque, Don Giovanni n’en paraît que plus vulnérable, et donc attachant.
Ni statue, ni Commandeur, Don Alfonso, toujours dans les parages, et d’une aigreur plus que jamais vindicative, le pousse au suicide, secondé de Leporello, qui se rend compte, un peu tard, que la mascarade est allée trop loin. Soustraite au contexte de la « Trilogia », pareille conclusion pourrait sembler suffisamment capillotractée pour figurer parmi ces innombrables caricatures de « Regietheater », en guerre systématique contre la lettre du livret. Elle est, au contraire, constamment crédible, mieux, haletante.
Pour donner vie et chair à un projet aussi ambitieux, les metteurs en scène peuvent compter sur une assez formidable troupe de chanteurs-acteurs, dont les hauts et les bas, en fonction des ouvrages et des rôles, n’altèrent pas les qualités d’ensemble.
Entre velours et éclat, Björn Bürger est aussi parfait en Comte Almaviva qu’en Don Giovanni, laissant poindre le doute sous la morgue de rigueur. Comédien moins explosif que Robert Gleadow, blessé quelques jours avant la première, Alessio Arduini le remplace avantageusement sur le plan vocal, Figaro élastique, aux « r » roulés avec gourmandise, quand Leporello, que le baryton italien a moins fréquenté, devrait s’imposer davantage au fil des représentations.
Il faut attendre le « Vedrai, carino » de Zerlina pour que Sophia Burgos, Susanna au soprano en tête d’épingle, quoique ravissant, libère des harmoniques enfin rayonnants. Comtesse au timbre mélancolique et à la musicalité délicate, Simona Saturova fait une Donna Anna d’un belcantisme envoûtant. Si elle n’est pas moins bluffante en bimbo qu’en adolescent accro aux joints et aux selfies, Ginger Costa-Jackson ne parvient pas à varier une émission trop mûre pour Cherubino, qui alourdit aussi les galbes de Dorabella.
L’instrument de Lenneke Ruiten n’en paraît que plus effilé, et même vidé de sa substance singulière. Peu importe que sa Fiordiligi dévale à toute allure les triolets de « Come scoglio » sans en manquer une seule croche, sa Donna Elvira touche davantage, particulièrement dans un « Mi tradi » dessiné avec une frémissante netteté. Curieusement contraint en Ferrando, Juan Francisco Gatell fait passer, comme peu d’autres avant lui, le grand frisson dans les deux airs de Don Ottavio, tandis que la jeunesse robuste de Iurii Samoilov convient indifféremment à Guglielmo et Masetto.
Despina ne laisse à Caterina Di Tonno, déjà à peine audible en Barbarina, que peu de chances de se faire entendre. Et pendant que l’omniprésent Don Alfonso de Riccardo Novaro mime, maquillé en blanc, le Commandeur sur scène, Alexander Roslavets fait résonner, depuis la fosse, sa voix de sépulcre, dont Bartolo, idéalement apparié à la Marcellina très matrone de Rinat Shaham, avait donné un percutant avant-goût.
Malgré les décalages occasionnés par la structure du décor, Antonello Manacorda fait feu de tout bois dans les finales des Nozze. Avec une souplesse, une alacrité, un sens du tempo giusto et des enchaînements de bout en bout électrisants – quel dommage, dès lors, que l’accompagnement des récitatifs manque à ce point de ressort !
Cosi, où décidément rien ne va, accuse, sous une battue à la tonicité univoque, les sonorités ingrates de certains pupitres – une fois admis que Mozart n’est « pas gentil », ainsi que l’affirme le chef italien dans une interview, pourquoi les suspensions, la grâce y seraient-elles défendues ?
Plus encore que le premier volet, Don Giovanni allie la mise en lumière d’une multitude de détails à une progression dramatique irrépressible, ne laissant – et c’est tant mieux – aucun répit à l’auditeur, sans cesse aux aguets au bord de son fauteuil !
MEHDI MAHDAVI
PHOTO : Don Giovanni. © FORSTER