Nationaltheater, 24 octobre
Le Nez ? Un ouvrage à bien situer dans son contexte : les années 1920, dites « Années folles » en France, « Roaring Twenties » outre-Atlantique… Weill et Brecht créent Die Dreigroschenoper, Krenek s’encanaille avec Jonny spielt auf, le surréalisme se nourrit des restes du mouvement dada… Et en Russie, un jeune compositeur s’amuse comme un petit fou à mettre en musique une nouvelle de Gogol, jugée « sale et triviale » lors de sa publication, un siècle plus tôt.
Les aventures de Kovaliov (ou Kovalev, selon les traductions), à la poursuite de son appendice nasal à travers Saint-Pétersbourg, déjà loufoques chez Gogol, tournent avec Chostakovitch au concentré de vitriol, dopé à la dynamite. Lors de la création, à Leningrad, le 18 juin 1930, le camarade Staline est bien installé au pouvoir, et la charge n’est pas directement dirigée contre le régime soviétique. Plutôt une critique sociale, encore qu’à la marge, le plaisir restant surtout de manier l’absurde et le coq-à-l’âne, dans une partition qui recèle une surprise à chaque page (la plus grandiose est un interlude futuriste, entièrement écrit pour les percussions, l’un des premiers spécimens historiques du genre).
Presque un siècle plus tard, le brûlot fonctionne toujours, et l’on note que Serge Dorny, nouveau directeur général du Bayerische Staatsoper, n’a pas hésité à s’en servir prioritairement, histoire de créer un choc, de faire bouger un peu les lignes. À l’issue de cette soirée de première, même pas chahutée par un public en partie différent de celui des événements lyriques munichois habituels, lequel s’est peut-être méfié, le pari paraît gagné, même si, à titre personnel, on n’y a pas retrouvé son Nez.
Le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, qui a conçu et supervisé ce projet en télétravail, puisque toujours privé de passeport, brouille beaucoup les repères, du moins les rares dont on pensait disposer, au cours de ces deux heures de surréalisme cauchemardesque. Oubliée la Saint-Pétersbourg de Gogol et Nicolas Ier, au profit plutôt de celle de Vladimir Poutine, voire d’une vision glaciale et décalée de notre univers moderne.
Une société de prédateurs, où l’une des activités favorites de la police est de couper des nez, la tendance phare du moment étant d’arborer sur son visage un maximum possible de ces appendices postiches. Un monde de violences urbaines, de désespoir, où les suicides sont nombreux… Décor quadrangulaire grisâtre, costumes et masques interchangeables, vidéos de manifestations, arsenal répressif anti-émeutes, le tout sous une neige qu’il faut sans cesse pelleter, voire collecter au bulldozer.
Sous une telle prolifération de données et de pistes, le scénario, car il devrait quand même y en avoir un, devient difficile à suivre. Avec, à la clé, une première heure où l’ennui affleure, aussi parce que font défaut les plus mouvementées scènes 6 et 7, bizarrement décalées vers la fin de l’ouvrage. La seconde moitié n’est pas plus lisible, mais devient plus prenante, l’équipe scénique se montrant à son meilleur dans l’accumulation : plus il y a d’images, de monde et de détails à tous les étages, et mieux cela fonctionne.
Trajectoire analogue en fosse, où Vladimir Jurowski, nouveau directeur musical de la maison, ne réussit que progressivement l’acclimatation d’un orchestre dont ce n’est pas là le domaine d’élection. Un certain déficit de tranchant et d’alacrité, mais compensé ensuite par un onirisme noir et des pulsations glauques du plus bel effet.
Quelques minimes pailles dans la distribution, impossible à détailler (plus de soixante-dix rôles !). Le baryton russe Boris Pinkhasovich paye beaucoup de sa personne et de sa voix en Kovaliov, les autres se fondant davantage en un long chapelet de silhouettes, où l’on repère, ici et là, un Sergei Leiferkus, un Andrei Popov, une Laura Aikin, émergeant à peine du flux de cette soirée trépidante, dont on sort repu, estomaqué, chaviré. Mais c’est bien le but du jeu !
LAURENT BARTHEL
PHOTO © WILFRIED HÖSL