Théâtre, 14 octobre
De Scott Joplin (1868-1917), l’on connaît les célèbres partitions de ragtime (Maple Leaf Rag, The Entertainer…), sans forcément identifier un compositeur féru de musique classique. À côté d’œuvres symphoniques, Treemonisha, l’unique ouvrage lyrique qui nous soit parvenu (achevé en 1910, et publié l’année suivante, en édition chant-piano), est, sans doute, le premier opéra afro-américain.
En 1915, la création, lors d’un concert au Lincoln Theater, à Harlem, avec accompagnement de piano, fut un échec. Après des années d’oubli, Treemonisha fut redonnée à Atlanta, en 1972, sans pour autant s’imposer au répertoire – le Théâtre du Châtelet l’a néanmoins montée, en mars-avril 2010 (voir O. M. n° 51 p. 62 de mai), avec Adina Aaron dans le rôle-titre, entourée par ses « parents » Grace Bumbry et Willard White.
Au regard des normes de l’époque, Treemonisha est un opéra étonnamment progressiste : il y est question d’émancipation par l’éducation, comme d’égalité entre hommes et femmes. Dans le sud des États-Unis, une enfant trouvée, Treemonisha, devenue adulte, incite les habitants de son village à s’instruire et lutte contre des sorciers qui s’efforcent de les maintenir dans l’ignorance.
Transposée dans les townships d’Afrique du Sud, pour cette nouvelle production du collectif Isango Ensemble, l’œuvre y trouve une résonance supplémentaire. Les « sorciers » sont ici des gangsters, qui dealent une huile magique et terrorisent la population. Empreinte de pacifisme, Treemonisha finira néanmoins par les réintégrer à la communauté…
À la musique d’origine, l’Isango Ensemble mêle les sonorités d’instruments sud-africains, comme le marimba, mais aussi des chants traditionnels de célébration et de lamentation, sans oublier des accessoires du quotidien : tambours issus de poubelles, bouteilles en plastique, petites tasses en fer blanc… Aux airs en anglais succèdent des sections en xhosa, tswana et zoulou. Le spectacle embrasse ainsi l’univers des plantations américaines du début du XXe siècle et l’Afrique du Sud, urbaine et rurale.
Sous la direction musicale de Mandisi Dyantyis, le spectacle de Mark Dornford-May ne cache rien de cette intention : de chaque côté d’un plateau incliné, musiciens et bruiteurs tissent cet univers sonore, chanteurs, comédiens et danseurs y passant également pour rejoindre ou quitter la scène. On y trouve peu de décors, mais des costumes aux couleurs vives et l’inventivité chorégraphique meublent rapidement l’espace.
Ici se déchaîne une rixe nocturne, d’une violence crue, là se déploie une femme-arbre, aux branches racinaires, typiques du bayou ; plus tard survient la Mort, simple squelette, qui hésite à s’emparer de sa proie, puis y renonce. Les scènes se succèdent, nerveuses, animées, empreintes de noirceur, sans rien laisser paraître du dénouement, plutôt heureux.
Dans le rôle-titre, la soprano Nombongo Fatyi conjugue la douceur des convictions et l’aisance d’un chant fluide, au lyrisme certain. Monisha, sa mère, est incarnée par la mezzo Paulina Malefane, sensible et nuancée. Le baryton-basse Ayanda Tikolo est un Ned (père de Treemonisha) convaincant, ce qui lui autorise un « Hate is never right » ému au final. On notera aussi les graves sombres de Luvo Tamba, Zodzetrick brutal (il crache avec mépris au visage de l’héroïne !) et manipulateur.
Mais ces louanges s’adressent d’abord au collectif lui-même, qui porte le spectacle avec une énergie et une conviction rares, que le public de Caen, avant celui de Créteil et de Luxembourg, salue avec enthousiasme.
JEAN-MARC PROUST