Opernhaus, 9 octobre
L’Affaire Makropoulos aurait-elle échappé à Dmitri Tcherniakov ? Au début de l’entretien reproduit dans le programme de salle, le metteur en scène russe énumère ses réticences vis-à-vis d’un opéra qu’il juge « inorganique, carrément artificiel », avant d’avouer son espoir qu’en travaillant avec les chanteurs, un secret jusqu’alors demeuré caché lui sera révélé.
L’a-t-il été ? Il semblerait que non, tant cet iconoclaste patenté reste ici en deçà de la désarçonnante force de persuasion à l’œuvre de ses meilleurs spectacles – qui, de Don Giovanni à Carmen, en passant par Il trovatore et Pelléas et Mélisande, n’ont pas manqué de lui attirer les foudres de ses contempteurs les plus acharnés. D’autant que son système, désormais éculé, de jeu de rôles tend, comme dans la deuxième partie des Troyens à l’Opéra Bastille, à tourner à vide.
Peu lui importe qui est Emilia Marty, tant qu’elle n’est pas cette cantatrice aux identités multiples, dont les 337 années d’existence sont le résultat d’une expérience occulte – et donc incompatible avec le désir de vraisemblance d’un public du XXIe siècle ? En détournant ce destin, sous prétexte qu’il ne saurait être que caricaturalement romanesque, Tcherniakov entend interroger notre rapport à notre propre mort, a fortiori lorsque nous la savons inévitable autant qu’imminente.
Exposée avec une impitoyable lisibilité durant l’Ouverture, la situation est sans appel : une femme d’âge mûr apprend, radiographies et rapports médicaux faisant foi, qu’elle est atteinte d’un cancer en phase terminale. À quoi va-t-elle employer les deux mois qu’il lui reste à vivre ? Acheter trois robes, louer une chambre d’hôtel, engager des comédiens, ainsi qu’elle l’inscrit sur une feuille de papier. Prendre le contrôle, donc, avoir le dessus, en aucun cas accepter de se laisser surprendre.
La mascarade, qui se joue dans le salon cossu d’un établissement censément zurichois, emploie d’abord les ressorts du réalisme, avant de révéler peu à peu ses ficelles, jusqu’au coup de théâtre supposé, qui voit le décor disparaître dans les cintres, révélant la présence d’un public et de caméras. C’est le moment que la protagoniste choisit pour s’écarter du scénario, et rendre son dernier souffle au terme d’un brillant monologue, à la grande stupeur de partenaires et complices qu’elle n’avait pas entièrement mis dans la confidence. Voilà qui ne laisse pas d’apparaître « inorganique », voire « carrément artificiel », malgré une galerie de personnages caractérisés avec la plus saisissante netteté.
Les formidables chanteurs-acteurs n’y sont certes pas pour rien. Si Scott Hendricks est curieusement dépourvu de sa mâle assurance en Jaroslav Prus, Spencer Lang parvient à confirmer ses qualités pendant les quelques minutes accordées à son fils Janek.
Guy de Mey fait un Hauk-Sendorf irrésistiblement glapissant, et aussi inquiétant que le Kolenaty de Tomas Tomasson. Falot et pusillanime, indigne sans doute de l’héritage qu’il convoite, Albert Gregor n’en excède pas moins les moyens de Sam Furness, trop fragiles encore pour soutenir une tessiture presque ridiculement élevée.
Reste le cas d’Evelyn Herlitzius, qui livre une incarnation captivante, digne du génie d’une Bette Davis – et la ressemblance, au dernier acte, est d’autant plus troublante qu’une méchante perruque la transformait jusqu’alors en sosie de Mireille Mathieu. Mais l’instrument ne peut plus, même dans le grave et le médium, contenir ses irritantes stridences, qui rendent vaines toutes les tentatives de nuances, et écorchent un portrait vocal dès lors trop unidimensionnel.
Est-ce pour s’accorder à son interprète principale que Jakub Hrusa, qui mène à bride abattue un orchestre (Philharmonia Zürich) aux timbres proches de la saturation, s’évertue à ne mettre en relief que les aspérités de la partition de Janacek ?
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © MONIKA RITTERSHAUS