Comptes rendus Stockhausen en création française
Comptes rendus

Stockhausen en création française

17/11/2018

Donnerstag aus Licht

Opéra-Comique, 15 novembre

À la création française de Donnerstag aus Licht (Jeudi de Lumière) de Karl-Heinz Stockhausen, le 15 novembre dernier, qui connaissait Sun Ra, né Herman Blount (1914-1993), si oublié aujourd’hui ? Pourtant, en imaginant, à partir de la fin des années 1970, son gigantesque cycle Licht (« sept jours de la semaine », d’une durée totale de près de quarante heures ), le compositeur allemand (1928-2007) rejoignait le projet utopique – et délirant – de cet autre musicien mystique, lui d’origine américaine, plutôt rattaché au milieu du jazz mais tout aussi expérimental.

Souvenons-nous de Sun Ra, à la tête de son Intergalactic Research Arkestra, les mains rivées à son orgue électrique, orchestrant des rituels magiques dans un tourbillon de sons et de lumière, où évoluaient danseurs et objets mystérieux. Stockhausen l’avait-il en mémoire en s’engageant dans une œuvre totale alla Wagner, mêlant électronique, instruments classiques, dramaturgie scénique, lumière et danse – sorte « d’écho des ballets de cour du XVIIe siècle », comme le fait remarquer Benjamin Lazar, metteur en scène de Donnerstag aus Licht à l’Opéra-Comique ?

Épousant la formule du compositeur, qui souhaitait « donner à voir la musique », la jeune équipe rassemblée sous la houlette de Maxime Pascal s’est projetée dans cette « musique du futur, qui s’adresse particulièrement aux jeunes générations » – comme le confie le chef d’orchestre dans l’entretien qui tient lieu de programme. À observer le public de la première, la jeune génération était bien là, mais face à une majorité d’anciens… peut-être plus blasés, ou soucieux de vérifier que la « modernité » tenait encore le coup.

Trois actes, deux entractes, plus des fanfares lancées hors de l’Opéra-Comique, en guise d’adieu pour prolonger une nuit céleste, Benjamin Lazar et Maxime Pascal ont mis les bouchées doubles pour cette œuvre créée à la Scala de Milan, le 3 avril 1981. S’écartant des spectacles qui ont fait sa renommée (Le Bourgeois gentilhomme, Sant’Alessio…), le metteur en scène débarrasse le plateau pour se concentrer sur le théâtre de geste du compositeur : plusieurs interprètes participent activement à une chorégraphie où rien n’est laissé au hasard, notamment dans des joutes instrumentales où leur jeu reprend la finesse des codes en vigueur dans la danse indienne et balinaise.

Le personnage central de Michael est ainsi divisé entre chanteurs (Damien Bigourdan au I, Safir Behloul au III), trompettiste (omniprésent Henri Deléger, avec sa ceinture de sourdines et vedette incontestée de l’acte II, sous-titré Le Voyage de Michael autour de la terre) et danseuse (épatante Emmanuelle Grach). Les deux autres rôles principaux sont eux aussi divisés : Eva entre sopranos, cor de basset et danseuse, Luzifer entre basse, trombone et danseur.

Disons-le tout net, dans ce grand rituel si peu orthodoxe, tout n’est pas parfait. Le premier acte, essentiellement chanté et peu instrumental, peine à évoquer l’enfance du « héros », au travers d’un texte qui en dit trop ou pas assez sur sa nature véritable : une projection confuse de souvenirs intimes du compositeur.

Au deuxième acte, tout s’éclaire dans l’une des partitions clés de Stockhausen, ce fameux Voyage de Michael autour de la Terre : un concerto pour trompette qui laisse la part belle à une écriture volubile et clownesque pour les vents, en particulier deux clarinettes (Alice Caubit et Ghislain Roffat) et cor de basset (Iris Zerdoud), sans oublier une contrebasse plutôt jazzy, dans un dialogue en apesanteur avec la trompette.

Malgré quelques longueurs, surtout dues au texte, le troisième acte apparaît comme le plus accompli. Guidé par Messiaen, qui associait sons et couleurs, comme par ses propres recherches en électroacoustique, Stockhausen élabore une « superstructure » où se superposent cinq chœurs, cinq groupe orchestraux, les chanteurs solistes et un orchestre à cordes, disséminés dans tout l’espace, en cercle sur scène ainsi que dans les travées, parmi le public depuis le parterre jusqu’aux étages.

Sur une « basse continue » électro, rappelant autant les boucles à l’orgue électrique du Terry Riley des années 1970 que celle utilisée en baroque, ou bien encore dans les traditions extrême-orientale et indienne, les différentes sources sonores s’interpénètrent et font corps physiquement avec l’ensemble du théâtre. Sons tournoyants, gammes montantes et descendantes, notes tenues et accords martelés : littéralement un bain sonore, rythmé de signes cabalistiques sur écrans géants et de lasers lumineux. Stockhausen ne disait-il pas que « celui qui absorbe la musique devient musique » ?

Avec Le Balcon et son équipe, l’excellent Jeune Chœur de Paris, les jeunes musiciens du CRR de Paris et l’Orchestre Impromptu, le compositeur retrouve sa vraie dimension mystique, et même psychédélique. « Cette musique m’éclate totalement », aurait-il déclaré à l’issue d’un concert du groupe psyché-rock Jefferson Airplane, à la fin des années 1960. Après un tel bain de jouvence, qui a encore peur de Stockhausen ?

FRANCK MALLET

PHOTO © VINCENT PONTET

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