Opéra National de Lorraine, 30 septembre
Coproduction entre l’Opéra National de Lorraine et l’Opéra de Dijon, on attendait beaucoup de la création en France du troisième opéra de Zemlinsky, Der Traumgörge, redécouvert et donné pour la première fois, à Nuremberg, en 1980. Promesse tenue, et très largement.
Parce que le metteur en scène Laurent Delvert a eu la sagesse de jouer à fond la carte d’un livret non sans maladresses ni déséquilibres, mais où s’exalte, avec une touchante ingénuité, le conflit entre rêve et réalité (emblématique de l’œuvre), dans une vision d’un idéalisme sans retenue, et en forme de confession intime du compositeur.
Sans essai d’actualisation, pour une interrogation en elle-même toujours d’actualité, mais en misant sur la portée et l’efficacité d’un conte intemporel. Très bien servi en cela par le beau et intelligent décor de Philippine Ordinaire, qui pose, à l’arrière-plan, les alignements d’un champ de blé suffisants pour évoquer le moulin. Un ruisselet descend vers l’avant-scène, en murmurant doucement (un petit débordement incongru surprendra l’alto solo dans la fosse !).
Le glissement latéral habile de deux praticables permettra de moduler, pour camper, au II, le tumulte d’une salle d’auberge animée, puis une tentative d’incendie des plus impressionnantes. Avant un « Postlude » (« Nachspiel ») qui, à la seule audition, est plutôt déconcertant, dans sa tentative de résolution apaisée des conflits, mais admirablement intégré ici, pour un final très émouvant sous le ciel étoilé.
Dans cette ambiance constamment poétique et d’un goût parfait (c’est au travail des Herrmann naguère qu’on pourrait globalement penser), l’œuvre est servie au mieux dans sa magnificence par une distribution de premier ordre. Daniel Brenna (découvert à Salzbourg, en 2012, en Desportes dans Die Soldaten, rôle qui devait assurer sa percée), pour Peter Wedd d’abord annoncé, est un authentique ténor héroïque, sans faiblesse, sans fatigue, et sans dureté dans les aigus, mais capable aussi du plus délicat phrasé, dans les demi-teintes des scènes intimistes. Sa silhouette, qui pourrait peut-être gêner ailleurs, est parfaitement en situation, pour un Görge un peu éberlué ou perdu dans ses songes, et toujours touchant.
Admirablement engagée, pour la puissante apparition de la Princesse, puis les éclats farouches de Gertraud, la très versatile Helena Juntunen nous convainc nettement plus qu’en Salome, en 2017, à l’Opéra National du Rhin. Tous les deux pour de grandioses duos, qui, avec les monologues de Görge, marquent les sommets de la partition, entre Mahler et le Schoenberg des Gurre-Lieder, et avec forte ascendance wagnérienne.
Susanna Hurrell donne idéalement une Grete à la fois vive et ingénue, dont le timbre délicat et pur permet d’allier la séduction de la fiancée à la compréhension limitée qu’elle a des aspirations de son futur, qui constitue un des moteurs de l’action. Dans des seconds rôles plus ingrats, le très vigoureux Kaspar de Wieland Satter et le non moins musclé Hans d’Allen Boxer, comme l’impeccable Marei d’Aurélie Jarjaye, complètent heureusement, de même que tous les comprimari (excellent Alexander Sprague, dans un très éphémère rôle de ténor à la guitare).
Enfin, la Polonaise Marta Gardolinska, Viennoise d’adoption, il est vrai, et familière de cet univers, nous enchante dans la fosse, avec une battue élégante, souple et précise, comme respirant tout naturellement l’esprit très spécifique de cette musique.
Seule réserve : excellemment servie par les brillants solistes de l’Orchestre de l’Opéra National de Lorraine, l’adaptation pour une trentaine de musiciens, en soi parfaite, de Jan-Benjamin Homolka, adaptée sans doute aux circonstances, comme aux dimensions de la salle, ne suffit pas, et d’assez loin, à rendre compte de l’éblouissante somptuosité de la partition, et tout particulièrement de ses puissants contrastes de dynamique.
On n’a ici qu’une version approchée, qu’on s’en voudrait pourtant de manquer lors des reprises, pour ce qui est une splendide réussite de début de saison.
Cette coproduction sera présentée à Dijon les 16, 18 et 20 octobre. Elle sera diffusée sur France Musique le 7 novembre à 20h00, dans l’émission de Judith Chaine « Samedi à l’Opéra ».
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © JEAN-LOUIS FERNANDEZ