Felsenreitschule, 14 août
Le magnum opus de Georges Enesco (1881-1955) multiplie les obstacles, et les tentatives récentes ont été particulièrement frustrantes : problème de la langue française originale ; écrasant rôle-titre ; cohérence relative de l’œuvre même, malgré ses grandes beautés.
Salzbourg a mis de gros atouts de son côté, avec tous les moyens exceptionnels voulus. Et, d’abord, le choix d’Achim Freyer qui, sans rien renier de son univers plastique si personnel, a su trouver le bon niveau de lecture, pour ce qui est à la fois récit mythique et archétypal, et parabole chrétienne, dans le livret très ambitieux d’Edmond Fleg, refondant les données antiques pour retracer toute la vie d’Œdipe, de la naissance jusqu’à la rédemption finale. Pas d’anecdote, donc, aucun réalisme, mais une succession fluide d’images, de formes et de couleurs, sur le rythme lent qui est aussi celui de la partition.
Tout commence ab ovo : sur une scène plongée presque totalement dans le noir, qui est celui des origines, avec l’étonnante apparition de ce gros nourrisson se retournant et se débattant maladroitement, seul au milieu de l’immense plateau. Dépouillé de sa marionnette fœtale, Œdipe restera un garçon joufflu, bientôt un athlète à la musculature avantageuse, le disposant à une carrière de boxeur, dont il revêt le short rouge : au carrefour des trois routes, c’est en s’attaquant à des punching-balls descendus des cintres, qu’il signera la mort de Laïos !
À 85 ans, Achim Freyer n’a ainsi rien perdu de sa fulgurante imagination poétique – même si l’on peut juger que certaines inventions sont un peu courtes : celle de la Sphinge, notamment, qui n’a que trop peu de la grandeur effrayante suggérée par la partition. Mais que de beautés ailleurs ! Par exemple, le Berger, en faune à la Picasso, juché dans les hauteurs de la falaise de pierre ; cette haute poupée de Tirésias qui, à plusieurs reprises, parcourt lentement le fond du plateau, tirée par un enfant minuscule ; et, bien sûr, l’apparition d’Œdipe aux longues coulées sanglantes descendant des yeux.
Du Manège des rochers (Felsenreitschule), Achim Freyer n’utilise qu’une partie des arcades, pour placer, dans autant de niches différemment colorées, les figures du Grand Prêtre, de Créon, ou de Thésée, et finalement d’Antigone, alors que le corps d’Œdipe se recroqueville dans le noir, au milieu du plateau, comme au début, marquant l’abandon de son enveloppe charnelle. Nombreuses projections colorées, jeu puissant sur le clair et le sombre… C’est très beau, souvent très émouvant, parfois un peu lent, voire même un peu long – en cela aussi fidèle à l’œuvre qui refuse un nouage plus franchement dramatique.
Tout aussi essentiel, l’orchestre, conducteur plus encore que commentateur. Le Wiener Philharmoniker est, une nouvelle fois, difficile à surpasser, sous la conduite d’un Ingo Metzmacher qui est, lui aussi, l’homme de la situation.
Idéale également, sur ce plan, la fosse longue qui permet de déployer sur la grande largeur ce tapis sonore, à la fois somptueux et délicat. Hors les impressionnants moments paroxystiques, on s’enchante tout particulièrement d’un dernier acte majoritairement confié aux cordes, d’une douceur la fois séraphique et chaleureuse. Parfaits, encore, les chœurs (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor & Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor), avec les gros effectifs requis.
Christopher Maltman dit avoir été convaincu de pouvoir incarner Œdipe, en assistant aux représentations du Covent Garden de Londres, en 2016. Brillant Don Giovanni, il a depuis gagné en graves comme en ampleur, pour devenir le baryton-basse requis, au français impeccable aussi. Et toujours acteur de première force, pour un exploit à juste titre ovationné par la salle.
Excellentes performances des autres interprètes masculins, en particulier pour le puissant Grand Prêtre de David Steffens, le Veilleur de Tilmann Rönnebeck, autre très belle basse, le non moins vigoureux Créon de Brian Mulligan, de même que le parfait Berger de Vincent Ordonneau. En exceptant, cependant, le Tirésias passablement braillard de John Tomlinson.
Du côté des femmes, en revanche, sans véritablement démériter, on reste en dessous du haut niveau d’exigence de Salzbourg, sinon pour la jolie et touchante Antigone de Chiara Skerath.
Quelques réserves donc, mais on sort pourtant convaincu que l’œuvre problématique n’a, jusqu’à présent, jamais été aussi bien servie.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © SALZBURGER FESTSPIELE/MONIKA RITTERSHAUS