Ce sont d’abord, fendant le silence et l’obscurité, des battements d’ailes affolés – ceux du grand oiseau noir que Herodes dit entendre, mais qu’il ne peut pas voir, juste avant que Salome accepte de danser pour lui ? Et puis, sur le plateau tendu de noir, une silhouette féminine, coiffée d’un immense panache de plumes blanches. La revoici de dos, tête nue, cette fois, dans une autre robe. Elle en portera cinq autres, comme autant de voiles. Nul palais, foin du contexte pseudo-biblique, et de la décadence qui en est le corollaire systématique. Le décor – c’en est un, et des plus saisissants – se résume à une poursuite, comme un rayon de lune.
Dans une atmosphère qui ne peut pas ne pas rappeler son Macbeth, son Pelléas et Mélisande, et même les plus sombres instants de Saul, Barrie Kosky refuse, une nouvelle fois, l’apparat d’un certain théâtre lyrique, pour plonger dans les profondeurs du texte. Il ne s’agit pas pour autant de faire scandale, en empruntant des poncifs à la boîte à outils du « Regisseur » autoproclamé iconoclaste, mais, au contraire, de se défaire de toute forme d’accessoire. Pour nous faire mieux voir, et d’abord entendre.
Vêtus de noir, le Page et Narraboth ne sont qu’à peine, et si fugacement visibles. La Lune observe, et Salome épie avec elle. À travers une lucarne percée dans le mur du fond qui s’avance, tandis que le bourreau va accomplir sa tâche. Et c’est nous, spectateurs, qui sommes soudain dans la citerne. Un croc de boucher, lentement, s’y enfonce, et en remonte la tête démesurée, qui s’immobilise, suspendue, comme dans L’Apparition de Gustave Moreau. Salome la touche, l’embrasse, et finit par l’enfiler sur sa propre tête, pour ne plus faire qu’un avec Jochanaan.
Salome, qui n’avait pas dansé, mais extrait de son entrejambe une intarissable mèche de cheveux. Salome, dont le seul contact de la main mettait Herodes en transe. Salome, aux expressions traquées par la lumière. Salome, dans son corps-à-corps sensuel et mystique avec Jochanaan, entre attraction et répulsion. Salome, jusqu’à l’obsession, intrigante, fascinante, femme, enfant, fatale, et d’abord à elle-même, d’avoir trop aimé ? C’est tout ce que montre Barrie Kosky, entre irrépressible immédiateté et insaisissable complexité, avec une suffocante intensité.
Joana Mallwitz va absolument dans la même direction, qui débarrasse l’orchestre straussien des luxuriances et voluptés postromantiques, dans lesquelles se complaisent les baguettes ivres de leur ascendant sur une partition dont ils cherchent à dompter, peut-être, le bruit et la fureur. Le geste est à la fois frénétique et souple, d’une vélocité qui ne manque jamais de souffle, portant à constante ébullition une lecture analytique et sauvage, pour mieux mettre les timbres à nu.
Le plateau vocal embraye avec une énergie non moins explosive. Non seulement Gerard Schneider et Katharina Magiera – lui, Narraboth, elle, Page, et promis l’un et l’autre à des emplois plus consistants –, mais aussi Claudia Mahnke et AJ Glueckert témoignent du très haut niveau de la troupe.
Herodias engoncée dans le tailleur réglementaire de la bourgeoise vindicative, la mezzo allemande exhibe une santé qui décuple l’impact de ses invectives. Parce qu’il prend le soin de chanter Herodes, plutôt que de déclamer, éructer ou vociférer, tricher en somme, le ténor américain peut paraître moins halluciné que d’autres, alors même qu’il en dessine un portrait d’une troublante ambivalence.
Souvent aux prises, ces derniers temps, avec un vibrato envahissant, le baryton britannique Christopher Maltman semble avoir repris le contrôle de son émission, Jochanaan d’une animalité et d’une intelligence musicale stupéfiantes.
La performance de la soprano canadienne Ambur Braid s’affranchit des critères d’appréciation habituels. Que penser, en effet, d’une cantatrice passée, en si peu de temps, de la Reine de la Nuit à Salome ? D’autant que son approche kamikaze du rôle – et du chant – se révèle aux antipodes de celle, bien plus mesurée dans son audace, de Marlis Petersen, éminente Konstanze (et magnifique Lulu !) devenue princesse de Judée.
Pour l’heure, les stridences et autres légers, mais persistants, problèmes d’intonation d’Ambur Braid pèsent peu face à un engagement sidérant, voix et corps en osmose, dans une tension sublimée par un physique de danseuse étoile.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO : MONIKA RITTERSHAUS