Salle Favart, 17 décembre
Inscrite « dans une triple démarche dramaturgique, économique et écologique » (sic), cette nouvelle coproduction entre l’Opéra-Comique, Rouen, Washington, Berne et Bari, reprend la mise en scène du drame de Shakespeare qu’Éric Ruf avait réalisée à la Comédie-Française, en 2015. Il insiste sur sa fidélité à la traduction de François-Victor Hugo, la plus proche de l’original, et ne pense que du bien des librettistes de Gounod, Jules Barbier et Michel Carré.
Comment expliquer, alors, que le décor unique impose aux amants de Vérone une rencontre dans l’Italie du Sud, et une mort à Palerme, dans les Catacombes des Capucins (Catacombe dei Cappuccini), au cours des années 1930 – ou 1950 ? Ce lieu de fascination macabre, où des momies aux expressions grimaçantes sont suspendues aux murs, à l’intérieur de niches, provoque le fou rire de quelques spectateurs, lorsque Juliette, fausse morte endormie par le philtre de Frère Laurent, se détache de son support vertical et se met à marcher en somnambule.
Autre innovation : la chambre nuptiale permet aux chercheurs spécialisés dans la plomberie à travers les âges, d’offrir un lavabo dont on n’ignorera pas le siphon. Les costumes, signés par Christian Lacroix (robes aux couleurs éclatantes pour le bal chez les Capulets, chapeaux et vestes brunes pour le combat de rue entre les familles rivales), évoquent le grand cinéma italien. La mort de Mercutio et celle de Tybalt, sur fond de lumières violentes, accordent un instant de tragédie fort bien réglé, qui peut rappeler West Side Story.
Dans des circonstances sanitaires difficiles, Louis Langrée, nouveau directeur de l’Opéra-Comique, a su faire face à la défection des deux protagonistes espérés, testés positifs avant la première : Jean-François Borras et Julie Fuchs. Il les a remplacés par le ténor samoan Pene Pati, récent Nemorino dans L’elisir d’amore, à l’Opéra Bastille, et la soprano française Perrine Madoeuf, les 13 et 15 décembre. Mais Pene Pati devant assurer Alfredo Germont dans La traviata, au DNO d’Amsterdam, il a fallu trouver un Roméo pour le 17, le soir où nous étions. C’est le Mexicain Jesus Leon qui a sauvé la représentation.
Les aigus sont bien au rendez-vous, et si l’on peut souhaiter une conduite du souffle mieux maîtrisée dans le médium, les quatre duos et la cavatine « Ah ! lève-toi, soleil » sont chaleureusement accueillis. La voix corsée de Perrine Madoeuf ne la prédispose pas à la brillante « Valse » de Juliette, à l’acte I, mais sa vaillance et la richesse de son médium lui permettent un superbe air « du poison », au IV.
Indépendamment de ces deux substitutions, la distribution est-elle entièrement judicieuse ? Patrick Bolleire, incontestablement, est à sa place en Frère Laurent : stature, grande voix de basse profonde et déclamation font merveille dans sa prière (« Dieu, qui fis l’homme à ton image »), comme dans ses conseils (« Buvez donc ce breuvage ».
Jérôme Boutillier, dont nous admirons la rigueur musicale et l’art du chant, serait magnifique dans le baryton clair de Mercutio. Mais il est distribué dans le rôle du Comte Capulet, qui exige un baryton-basse (ou basse-baryton) capable d’un sombre registre grave, mais aussi de souplesse et d’une tendre bienveillance, dans son air d’entrée enjoué. Jérôme Boutillier semble crispé ; la direction d’acteurs ne l’aide pas à trouver la majesté et la douceur nécessaires.
Philippe-Nicolas Martin, pour sa part, a-t-il le brio de Mercutio ? La mise en scène lui impose, dans la « Ballade de la reine Mab », des gestes en contresens avec le texte. Adèle Charvet, contrainte de revêtir dans la précipitation, une fois en scène, le costume travesti de Stéphano, escamote les aigus de sa « Chanson » insolente et manque d’assise dans le grave. Non seulement Gertrude ne convient pas au timbre clair de Marie Lenormand, mais son aspect juvénile nuit à la vraisemblance des scènes comiques.
Laurent Campellone imprime des tempi très rapides, parfois au détriment du lyrisme, mais sans nul décalage. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie exalte les qualités de ses cordes et de sa petite harmonie, rendant justice aux subtilités des préludes symphoniques. Le chœur Accentus, gêné par le masque, témoigne d’un souci d’articuler qui le conduit à forcer l’émission des attaques, en accentuant le premier temps. Le Prologue y perd en grandeur tragique.
Une réplique divertit : « Pour un instant, qu’il soit permis d’ôter son masque ! » (Mercutio, acte I, scène 1). L’époque incite à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
PATRICE HENRIOT
PHOTO © STEFAN BRION