Salle Gaveau, 10 décembre
Un magnifique parcours des emplois assumés par les ténors mythiques, rencontrés par la personnalité de Roberto Alagna, réclame-t-il les éclairages annoncés comme « la plus grande scénographie en lumière d’Europe » (rien de moins) ? La révélation surgit : il s’agit de « lignes de lumières » (des tubes LED, alternativement en rouge, jaune, bleu, orange, rose bonbon), qui aveuglent les spectateurs.
Le studio Épatant et le collectif Scale proposent-ils, pour cette nouvelle série de concerts avec orchestre, intitulée « Be Classical » et inaugurée par Ludovic Tézier & Cassandre Berthon (voir plus haut), un « sujet de société » ? Organisateur de l’événement, Jesse Mimeran souhaite au public de « s’amuser ». L’émotion musicale et l’admiration, du moins, seront au rendez-vous. Quant au titre du récital de ce soir, « Du Théâtre à l’Opéra », sans doute rappelle-t-il que d’Euripide à Rostand, en passant par Shakespeare ou Schiller, l’art lyrique s’inspire de l’art dramatique… Enfonçons les portes ouvertes.
Ensemble chambriste fondé et dirigé par Mathieu Herzog, Appassionato sert parfaitement Mozart (Don Giovanni) et Gluck (Iphigénie en Tauride). En revanche, le vérisme exige des moyens opulents, pour restituer subtilement violence et sensualité. Leoncavallo (Pagliacci), Giordano (Fedora), Alfano (Cyrano de Bergerac) ou Zandonai (Giulietta e Romeo) appellent un orchestre symphonique complet.
Roberto Alagna demeure unique dans les rencontres subliminales de son programme : Enrico Caruso, bien sûr (Fedora), Georges Thill (Iphigénie en Tauride, Le Cid), José Luccioni (Cyrano de Bergerac, Polyeucte, Otello), Mario Del Monaco (Otello, Fedora, Giulietta e Romeo). L’artiste assume ainsi tout son répertoire passé, présent, à venir.
Le « Prologue » de Pagliacci (« Si puo ? ») ouvre la soirée. De grands ténors se plurent à barytonner et Roberto Alagna, lui-même, ne se prêta-t-il pas cet été, au Théâtre Antique d’Orange, au duo entre Ezio et Attila, auprès d’Ildar Abdrazakov ? Il est ici fort à l’aise. Puis il excelle en Cyrano (« Je jette avec grâce mon feutre »), un rôle qu’il a beaucoup défendu à la scène. L’émouvant air de Pylade (« Unis dès la plus tendre enfance ») offre un moment de pure déclamation et de style parfait. Et les « Stances » de Polyeucte (« Source délicieuse ») se haussent à la noblesse de la tragédie cornélienne.
Au début de la seconde partie, le ténor français renoue avec le chant verdien (legato, slancio, aigu cinglant), pour le beau récitatif « Oh ! fede negar potessi » et l’air « Quando le sere al placido » de Luisa Miller. Les extraits de Fedora disent le drame en une scène constituée de récits, qui révèlent le nœud de l’action (« Mia madre… Vedi, io piango »). Il faut admirer la sobriété qu’y apporte Roberto Alagna. Enfin, Otello (« Ora e per sempre ») provoque l’enthousiasme.
Les trois premiers bis, à la fois longs et difficiles, fournissent une étonnante démonstration de générosité : Le Cid (« Ô souverain, ô juge, ô père »), Tosca (« E lucevan le stelle », bouleversant rêve éveillé), Otello encore (« Niun mi tema »). Tout est-il dit, puisque (presque) tout a été chanté ? Non sans malice, Roberto Alagna propose de reprendre le « Prologue » de Pagliacci, synchrone, cette fois, avec l’orchestre.
Devant l’euphorie générale, le ténor offre un dernier exploit : chanter a cappella une délicieuse berceuse corse. Il y a les lumières qui aveuglent, mais aussi celles qui éclairent, celles de l’art lyrique.
PATRICE HENRIOT
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