Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 30 septembre
On se faisait une joie de retrouver l’Athénée après de longs mois de silence obligé. Avec cette nouvelle production du Croesus (Crésus) de Reinhard Keiser (1674-1739), la fête a été au rendez-vous.
Découvert au disque, il y a vingt ans, grâce à René Jacobs (Harmonia Mundi), l’opéra est parfaitement conçu pour la scène. Airs courts, percutants et enjôleurs, reposant davantage sur la tendresse de la ligne mélodique et l’originalité de l’orchestration que sur de longs déploiements virtuoses, récitatifs enlevés mélangeant les niveaux de langue, du très vulgaire au métaphorique hypertrophié… Tout est mis au service d’une action menée tambour battant.
Croesus (version révisée de 1730) est hambourgeois de langue, mais vénitien d’esprit. On se gausse des puissants. Crésus ne veut pour égal que Jupiter et moque le philosophe Solon comme Monteverdi brocardait Sénèque. Irrévérence et paillardise règnent. Personne n’est dupe, tout en feignant de l’être, dans cette partition qui a le charme et la profondeur d’un Haendel survitaminé. À Hambourg, le théâtre que dirigeait Keiser (Oper am Gänsemarkt) accueillit d’ailleurs les premières armes lyriques de Georg Friedrich avec Almira, en 1705.
La mise en scène de Benoît Bénichou fait croire un instant que ces puissants sont d’aujourd’hui. Des masques évoquent Trump, Macron, Poutine, Merkel. Mais notre smala géopolitique s’efface vite en se focalisant sur des personnages en quête de sexe et d’or. Les costumes de Bruno Fatalot brillent de références dans un mélange pop et glamour.
À observer le bouffon Elcius danser un groove electro-baroque, à détailler tout ce petit monde picolant, sniffant et se papouillant, on a craint un instant de devoir assister à deux heures de décadence convenue. Mais le fin jeu d’acteur permet d’incarner cette galerie d’invraisemblables, où Alice Cooper affronte une racaille en claquettes-chaussettes, où des drag-queens vendent des sex-toys, tandis qu’une tante maniérée poursuit de ses assiduités une starlette sadomaso.
Il y a dans cette pièce un rapport à la superficialité, souligne Benoît Bénichou dans le programme de salle. Poussant l’ébouriffant texte de Lukas von Bostel dans ses limites les plus outrancières, il n’en épuise pas le propos. Au contraire, on suit avec joie ce Marivaux mal dégrossi de Rabelais et qui se joue sur un cube d’or, ou à l’avant-scène d’un rideau de même esprit.
Avec son excellent Ensemble Diderot, Johannes Pramsohler avait enchanté, ici même, en 2018, un Dido and Aeneas magiquement dirigé de son prodigieux violon. En fosse, le son est celui d’un baroque de haute lisse ; contraste des timbres, acuité des instruments, un élan sans brusquerie qui maintient la tension du chant et sait favoriser son envol.
L’équipe vocale offre un plateau cohérent, où barytons et basses dominent. Dans le rôle-titre, à qui vont les airs les plus poignants, Ramiro Maturana montre noblesse et profondeur. Son rival, Andriy Gnatiuk, est venimeux à souhait. En Orsanes, Wolfgang Resch allie méchanceté et humanité.
Les dames sont musicalement les plus pourvues. Séduction et passions peuvent compter sur le riche métal de la soprano Yun Jung Choi, omniprésente Elmira. Atis, l’amoureux d’abord muet puis fort éloquent, scintille grâce à l’agile mezzo d’Inès Berlet.
Mention spéciale aux ténors délurés. L’Eliates de Jorge Navarro Colorado n’est qu’élégance et humour. Le prodigieux Charlie Guillemin, en bouffon vendeur de tabac et de priapismes, s’avère aussi éblouissant que ses costumes.
Malgré une jauge de salle divisée par deux, l’enthousiasme remplit les vides, offrant à cette épatante production de l’Arcal un triomphe mérité.
VINCENT BOREL
PHOTO © JULIEN BENHAMOU