Opéra, 5 octobre
En cette rentrée compliquée, tout spectacle présenté est déjà une victoire. Pour l’ouverture de sa saison 2020-2021, l’Opéra de Lille avait depuis longtemps prévu l’Idoménée d’André Campra (1660-1744), redécouvert par Les Arts Florissants, en 1991, et très rarement donné depuis.
Cet ouvrage puissant, à la musique aussi variée que raffinée, doit beaucoup de son impact dramatique à l’excellent livret d’Antoine Danchet, qui a d’ailleurs servi de base à Varesco pour l’Idomeneo de Mozart, en 1781. À la différence notable que l’opéra français donne Idoménée et Idamante pour amoureux rivaux de la princesse captive – appelée ici Ilione et non Ilia – et que, surtout, il s’achève sur Idoménée, rendu fou par les dieux, sacrifiant son fils sur l’autel nuptial, puis Ilione se tuant à sa suite.
Créé à l’Académie Royale de Musique, en 1712, Idoménée a été remanié par Campra pour la reprise de 1731, version aujourd’hui retenue par Emmanuelle Haïm, comme hier par William Christie. Les fastes de la « tragédie lyrique » étant incompatibles avec la crise sanitaire, la création de la production a été repoussée d’un an et remplacée, cet automne, par un spectacle d’une heure et demie, sans entracte. Le Retour d’Idoménée se concentre ainsi sur le cœur de l’intrigue et les personnages principaux, coupant Prologue, ballets et divertissements, et éliminant toute intervention divine, à part Neptune et Protée, l’un pour apaiser les flots et l’autre pour les soulever à nouveau.
À la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée (chœur et orchestre), en très grande forme – et qui, placé au fond de la scène sur une estrade, est sans doute galvanisé par sa proximité inédite avec les chanteurs –, Emmanuelle Haïm conduit toute la soirée avec flamme et gourmandise, le geste ample et souple.
La distribution est d’une totale adéquation vocale et physique. Tassis Christoyannis, de son baryton mordant et velouté, capable d’élans de tendresse comme d’éclats de révolte, incarne, avec son port un peu las, un Idoménée proche de l’idéal. Contraste parfait avec l’Idamante, à la silhouette juvénile et athlétique, de Samuel Boden, haute-contre aisée qui compense, par l’ardeur de l’accent, ce que la voix pourrait avoir d’un peu étroit dans l’aigu.
Très belle complémentarité, aussi, entre les princesses rivales, toutes deux sopranos. Révélation du Concours « Voix Nouvelles », en 2018, Hélène Carpentier, timbre riche, projection insolente et présence impérieuse, trouve en Électre son premier grand rôle. Il lui reste maintenant à montrer plus de subtilité dans la caractérisation d’une héroïne jalouse, ici un peu trop monolithique.
Elle peut, en tout cas, beaucoup apprendre de Chiara Skerath, qui brosse d’Ilione un portrait suprêmement émouvant et subtil, avec une mise en valeur supérieure du mot et de l’affect, en une géniale palette de couleurs, de dynamiques et d’ornements. Si Enguerrand de Hys, Frédéric Caton et Yoann Dubruque apportent aux indispensables seconds plans leur impeccable savoir-faire, on salue particulièrement l’excellence du chœur, présence menaçante qui ne se démasque que pour chanter.
Insistons chez tous, solistes comme choristes, sur l’excellente qualité du français, avec, notamment, des liaisons et élisions comme on rêverait d’en entendre plus souvent.
Dépouillée à l’extrême et se jouant, en de sobres costumes contemporains, dans un espace réduit, avec quelques chaises autour d’un plateau rectangulaire, tour à tour lieu d’action, estrade, autel du sacrifice ou table de festin, la mise en scène d’Alex Ollé est à son mieux dans l’utilisation du chœur, témoin compatissant ou implacable de la tragédie en marche.
Quelques mini-chorégraphies collectives sont bien vues quand la tempête fait rage, tout en réussissant à conserver la distanciation de rigueur. On admire, d’ailleurs, la manière dont le spectacle joue des contraintes pour servir le drame, même si l’on se montrera plus réservé sur le recours à certains poncifs, comme les chaises renversées pour exprimer la violence. Heureusement, l’acte V, privé de son divertissement nuptial champêtre, devient ici une implacable course à l’abîme, glaçante par la brutalité de sa catastrophe finale, qui laisse le spectateur en état de choc.
Pour accompagner cette série de cinq représentations à mi-jauge et célébrer la réouverture de l’Opéra de Lille, après ces longs mois de silence, la directrice Caroline Sonrier a imaginé « L’Inattendu Festival », permettant d’accueillir largement les spectateurs chaque jour de ces deux semaines, du 3 au 17 octobre, à des horaires divers, et à des prix défiant toute concurrence. Un public varié et nombreux va ainsi pouvoir se réapproprier les lieux, tout en découvrant Campra, entouré ici d’autres compositeurs italiens, français et allemands, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
La triste période que nous traversons a bien besoin de pareilles initiatives, festives et stimulantes !
THIERRY GUYENNE
PHOTO © SIMON GOSSELIN