Teatro alla Scala, 25 octobre
Ce Giulio Cesare avait beaucoup fait parler de lui, en juin dernier, lorsque Cecilia Bartoli s’était subitement retirée, non seulement de la production, mais aussi de l’intégralité du « projet Haendel » de la Scala, pour exprimer son désaccord avec la non-reconduction d’Alexander Pereira au poste de surintendant.
L’événement était cependant moins dans le retour, savamment orchestré, de la mezzo superstar sur une scène qu’elle n’a que très rarement fréquentée depuis ses débuts, voici près de trente ans, en Isolier du Comte Ory, que dans celui d’un ouvrage qui n’y avait plus été représenté depuis sa création in loco, en 1956, auréolée du prestige d’une distribution assez improbable a posteriori, alignant Nicola Rossi-Lemeni, Virginia Zeani, Giulietta Simionato et Franco Corelli, sous la baguette de Gianandrea Gavazzeni.
Autres temps, autres mœurs. Le plateau de 2019 affiche trois contre-ténors – et quart, dès lors que la partie de Nireno, déjà fort brève, a été réduite de plus de moitié, ne laissant pas à Luigi Schifano le temps de s’y faire remarquer. Bejun Mehta, qui n’avait curieusement plus chanté le rôle-titre depuis quinze ans, domine ses partenaires de la tête et des épaules.
Par l’intégrité miraculeusement préservée d’un instrument à la projection inébranlable, et une couleur héroïque et noble, que les années ont patinée de bronze. Mais, surtout, parce que, conquérant et vainqueur, autant qu’amant et poète, il déploie un art aussi intrépide que raffiné, suprêmement belcantiste en vérité, pour ciseler le portrait le plus complet de Giulio Cesare jamais entendu, à la scène comme au disque.
Combien de fois Christophe Dumaux a-t-il été Tolomeo, avec une agilité – physique autant que vocale – dont il n’a certes plus besoin de faire étalage pour se distinguer, mordant et sonore sur un ambitus chaque fois plus assuré ? Philippe Jaroussky n’a jamais eu, pour le théâtre, de semblables dons, mais Sesto, adolescent auquel la brutale disparition de son père n’a pas laissé le temps de grandir, s’en accommode. Et si l’émission se raidit dès que l’écriture se tend, « Cara speme » demeure un miracle de sensibilité à fleur de timbre.
Il se renouvelle dans « Son nata a lagrimar/Son nato a sospirar », en bouleversante osmose avec Sara Mingardo, dont le clair-obscur frémissant inscrit son legato au plus profond de la chair de Cornelia.
Faut-il compter les approximations de Danielle de Niese, effets inévitables d’une technique inaboutie, dont l’intonation, dans l’aigu surtout, tantôt effleuré, tantôt esquivé, n’est pas la seule victime ? La délivrance de « Da tempeste » n’en est que plus électrisante, où la soprano australo-américaine explose soudain, telle une grenade dégoupillée, égrenant ses grappes de coloratures avec une pétulante facilité.
D’autres ont assurément chanté Cleopatra de façon plus orthodoxe, mais qui a incarné le personnage, mieux, le mythe, avec un tel glamour ? D’autant que Robert Carsen lui impose de rivaliser avec ces déesses de l’écran que sont Claudette Colbert (Cleopatra,1934), Vivien Leigh (Caesar and Cleopatra, 1945) et Elizabeth Taylor (Cleopatra, 1963). Cette scène de séduction, en forme de « mise en abyme » cinématographique, résume bien l’esprit d’une approche volontiers spectaculaire, avec ses nombreux changements de décor, et censément divertissante.
Rien de neuf du côté de la confrontation entre un Occident impérialiste, avide de ressources naturelles, et un (Moyen-)Orient victime de ses dictateurs décadents : Peter Sellars a balisé le terrain avant même la guerre du Golfe et l’opération « Tempête du désert », avec une ironie autrement plus grinçante.
Robert Carsen use, sans toutefois en abuser, de clins d’œil faciles – le logo imité de celui d’ENI, société italienne d’hydrocarbures, par ailleurs sponsor de la Scala, qui orne les barils de pétrole scellant les réjouissances finales –, indignes, sans doute, du génie qu’il fut pendant les premières décennies de sa carrière, mais prévisibles, quoique bien trouvés, de la part de l’homme de métier surproductif qu’il est devenu.
Mieux vaut donc, comme pour une Agrippina qui supportait mal d’être revue en DVD, ne pas gratter la surface, sans pour autant bouder son plaisir – avec, par exemple, ces bas-reliefs impertinemment anachroniques, aux figures munies de mitraillettes et de smartphones.
Né de la volonté d’Alexander Pereira, l’ensemble sur instruments historiques, constitué à partir de musiciens de l’orchestre de la Scala, ne peut rivaliser avec d’authentiques formations spécialisées, mais tente de se plier, avec autant de souplesse et de réactivité que possible, à la direction de Giovanni Antonini. Fourmillant d’idées, le chef italien insuffle des élans constamment renouvelés, dans une respiration éminemment naturelle, qui confère à son art éloquent l’apparence de la spontanéité.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © TEATRO ALLA SCALA/BRESCIA/AMISANO