Opéra Berlioz/Le Corum, 25 mai
Dans son enregistrement d’Il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti (paru chezHarmonia Mundi, en 1998), qui fit date, tant grâce à la qualité de l’interprétation que parce qu’il révélait une œuvre majeure d’un compositeur trop longtemps négligé, René Jacobs s’octroyait le rôle de la Voce di Dio (Voix de Dieu) – comme un adieu en forme de clin d’œil à sa carrière de chanteur.
Pour ses débuts de chef à part entière, Philippe Jaroussky n’a pas succombé à ce genre de coquetterie, ou pire, de vanité. Le public, réuni en nombre, quoique dans le strict respect des restrictions sanitaires, dans le vaste espace de l’Opéra Berlioz/Le Corum, a donc dû attendre les saluts pour voir enfin rayonner ces traits devenus si familiers.
Étrenné la veille, dans le cadre prestigieux du Festival de Pentecôte de Salzbourg, et donc à l’invitation de Cecilia Bartoli, ce concert était le seul rescapé, sur le territoire français, d’une tournée européenne, sauvée une première fois de l’annulation pure et simple par une captation réalisée déjà à Montpellier, mais à l’Opéra Comédie, les 5 et 6 mars, avec une équipe légèrement différente, puis diffusée sur Mezzo, le 16 mai.
À l’issue de ces deux heures sans entracte – au prix de quelques coupures, l’œuvre n’empiète pas sur le couvre-feu –, le soulagement d’avoir réalisé un rêve, dans des conditions proches de la normale, pouvait s’effacer, chez le contre-ténor français, devant la légitime satisfaction d’avoir passé avec brio une étape cruciale dans une trajectoire de musicien jusqu’ici exemplaire.
Grâce, d’abord, au choix particulièrement judicieux de cette œuvre, dont la progression dramatique et l’intensité expressive savamment dosées n’appellent, ni ne tolèrent, les effets de manche. Et aussi, surtout, à l’osmose évidente avec l’Ensemble Artaserse, fondé dès 2002 autour du jeune prodige que le chanteur était alors.
Celui-ci peut s’enorgueillir de compter parmi ses rangs, pour l’occasion, le violon solo de Thibault Noally, champion de Scarlatti père à la tête de sa propre formation (Les Accents), le violoncelle d’Emmanuel Jacques, ou encore les doigts volubiles de Yoko Nakamura, à l’orgue positif.
De dos – car il va bien falloir s’habituer à voir ainsi celui qui, dès la saison prochaine, se mesurera à Giulio Cesare, dans la fosse du Théâtre des Champs-Élysées –, Philippe Jaroussky se révèle aussi souple que naturel, car étranger à cette mécanique gestuelle censément chorégraphique, et forcément superflue, derrière laquelle se réfugient souvent les angoisses de débutant. Soucieux, surtout, de chaleur et de cantabile, plutôt que de chercher à forcer des contrastes de plus en plus affirmés, à mesure que l’ouvrage avance vers sa conclusion.
Dès lors – mais faut-il s’en étonner ? –, la musique, sous cette conduite à la fois sereine et dynamique, chante, et d’abord respire. N’est-ce pas là le signe d’une confiance absolue envers ses solistes ?
Les bonheurs, certes, sont assez divers. Kresimir Spicer et Inga Kalna forment ainsi un couple plutôt disparate. Lui, Adamo (Adam) à la stature, physique et vocale, de premier homme, sensible jusqu’à la délicatesse dans l’expression, souvent fruste. Elle, Eva (Ève) en apesanteur, et pourtant sculptée dans la chair pulpeuse du timbre, miracle d’une technique belcantiste comme on n’en entend presque plus.
D’emblée, Bruno de Sa dégaine son trille faramineux, signature, à l’instar d’une messa di voce à se damner, de ce phénomène inouï, dont la couleur adolescente ne cesse d’étonner. Son Abelle (Abel), qui parfois perd le fil de la justesse, reste cependant assez uniformément décoratif, désinvolte, sinon indifférent. Tout l’inverse, en somme, de Filippo Mineccia, dont le Caino (Caïn) grimace et surjoue, sans compenser par ce vain alliage d’affectation et d’expressionnisme, la pauvreté du matériau, entre grave livide et aigu ingrat.
De Lucifero (Lucifer), Yannis François a la stature, le regard pénétrant : grain concentré, et d’une fuligineuse clarté, le jeune baryton-basse se lance avec mordant, et audace, dans une ornementation débridée, sans craindre de n’avoir pas – encore – tous les moyens de ses ambitions.
Le salut viendra donc, comme il se doit, de la Voce di Dio (Voix de Dieu) d’alto authentique, égal et plein, que Paul-Antoine Bénos-Djian, membre de la promotion « Vivaldi » de l’Académie Jaroussky, déploie avec une majesté sans emphase qui, dans « Vuo il castigo, non voglio la morte », semble ouvrir des voies impénétrables.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © MARC GINOT