Teatro di San Carlo, 28 novembre
En prenant la tête du San Carlo de Naples, temple lyrique parmi les plus mythiques d’Italie, Stéphane Lissner, cet apôtre – quoique plus suiveur, souvent, que précurseur – des modernités théâtrales, aurait-il viré sa cuti ? Pour l’Otello d’ouverture de sa saison 2021-2022, comme pour toutes les productions qui suivront – avec une majorité de reprises, pour la plupart issues du répertoire de la maison –, le nouveau directeur général et artistique applique, sur le papier, une recette vieille, sinon comme le monde, du moins comme l’opéra, lui-même : les meilleurs chanteurs du moment dans leurs rôles respectifs, un maestro concertatore plus compétent que charismatique, et des spectacles où la primauté est, semble-t-il, donnée aux décors, plutôt qu’à la mise en scène.
Mario Martone passe certes, du moins en Italie, pour un parangon de modernisme, heureusement dépourvu de prétentions iconoclastes – et nettement préférable à l’omniprésent Davide Livermore, chez qui l’utilisation systématique de la vidéo n’est qu’un piètre pis-aller. Sa lecture de la pénultième adaptation shakespearienne de Verdi n’a, d’ailleurs, pas manqué de faire polémique. Il est néanmoins permis de se demander ce qui, dans ce travail d’une contemporanéité somme toute cosmétique, a pu susciter ne serait-ce qu’un début de controverse…
Car Mario Martone déroule son parti pris avec suffisamment de lisibilité et de cohérence, en « maintenant la structure narrative », dans une esthétique passe-partout qui a l’avantage, peut-être autant que l’inconvénient, d’offrir un compromis consensuel, et impersonnel, entre passé et présent.
Ce faisant, il assume, et assure, grâce à la succession de tableaux conçus par l’illustre Margherita Palli, figurant un Moyen-Orient en guerre, avec campement militaire, hôpital de campagne, ruines antiques et village ocre, la dimension spectaculaire de l’œuvre, et du genre même – jusqu’à cette mer déchaînée, transformée, sitôt la tempête retombée, en champ de dunes, ravivant, sous un ciel étoilé, un illusionnisme dès longtemps banni du théâtre lyrique.
La fosse ne pallie pas cette relative modestie. Jamais la direction, à la fois sobre et efficace, de Michele Mariotti ne cherche à imposer une vision à un orchestre aux couleurs parfois prosaïques, dont les cordes – en tout cas depuis le fond de la loge royale, privilège insigne, même si l’acoustique y est tout sauf idéale – semblent lointaines, estompées, presque chétives, comme si elles jouaient en effectif réduit. À tel point que le grand concertato de l’acte III menace de se perdre, à force de n’aller nulle part.
À une époque où le cosmopolitisme des distributions est dénoncé par certains comme une trahison, des comprimari exclusivement italiens font-ils vraiment la différence ? Emanuele Cordaro tarde à trouver l’autorité de Lodovico, le fort tempérament de Manuela Custer ne peut faire d’Emilia plus que ce qu’elle est, et le charme supposé de Cassio ne saute ni aux yeux, ni aux oreilles, quand apparaît Alessandro Liberatore.
La lumière crue du soprano lirico plutôt commun de Maria Agresta est fugacement réchauffée par des pianissimi éthérés, sans que la cantatrice ne parvienne à adoucir des attaques abruptes, et des aigus forte indurés. Il faut attendre la « Chanson du saule » pour que cette Desdemona aux élans hasardeux, sinon chaotiques, et dont le vibrato tend à se relâcher, retrouve une assise, une stabilité, un legato, enfin.
Dans l’absolu, auquel mieux vaudrait cesser de se référer, tant sont rares aujourd’hui les vrais barytons verdiens, le Russe Igor Golovatenko manque pour Iago de profondeur – il aurait pu s’abstenir, aussi, de se compromettre, à la fin du III, avec un rire censément démoniaque. Mais son émission haute, d’une enviable souplesse, est relevée d’un trait pertinemment incisif, qui le distingue, face à Jonas Kaufmann, comme un partenaire de choix.
Pour son premier Otello scénique en Italie, le ténor allemand entre dans le personnage de façon sans doute plus franche, mais pas moins sensible, que lors de sa prise de rôle, à Londres, en juin 2017 (DVD Sony Classical). L’instrument, qui porte son âge aussi bien que sa patine, répond avec la même intensité, tant dans les éclats héroïques – passé un « Esultate ! » sur lequel il ne s’attarde guère, et les accès de jalousie névrotique – que dans les plus fines nuances, sous lesquelles le timbre pas une fois ne se dérobe, évitant ce que les plus réfractaires à l’art de Jonas Kaufmann considèrent comme un maniérisme.
De l’incarnation, mûrie, fouillée, palpitante, se dégage cette forme d’évidence, par laquelle fusionnent la musique et le drame. Et qui est la marque des plus grands.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © LUCIANO ROMANO