Opéras Rusalka dans le grand bain à Avignon
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Rusalka dans le grand bain à Avignon

02/11/2023
Ani Yorentz Sargsyan (Rusalka). © Studio Delestrade Avignon

Opéra, 13 octobre

Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil – têtes pensantes, et agissantes, du collectif artistique Clarac-Deloeuil > le lab, basé à Bordeaux – démontrent, dans chacune de leurs productions, une capacité, devenue plutôt rare sur la scène lyrique actuelle, à tirer un fil, d’un bout à l’autre des ouvrages qui leur sont confiés, non seulement sans qu’il ne se rompe, mais aussi sans qu’aucun nœud intempestif, et indémêlable, ne vienne distraire, ou pire, accaparer l’attention.

Parce qu’ils empruntent, la plupart du temps, et avec un sens affûté de la narration, une voie parallèle à celle que suit l’intrigue originelle – quand tant d’autres s’évertuent à slalomer autour, comme pour mieux éviter de s’attarder sur les points de rencontre, le plus souvent fortuits, avec un concept dramaturgique qui, en général, ne raconte rien, ou du moins pas grand-chose.

Ne jamais perdre de vue, et donc accepter, voire assumer – pour mieux se l’approprier – la lettre du livret, au lieu de la contourner, ou de la détourner, exige, il est vrai, un certain effort, devant lequel le duo de metteurs en scène français ne recule jamais. Ce, tout en gardant la distance nécessaire pour la faire entrer en résonance avec des thématiques et un récit contemporains. Sans, pour autant, tomber dans le piège d’une grille de lecture reproductible à l’infini, mais, au contraire, en trouvant, toujours, un angle original.

Voici donc, pour cette nouvelle Rusalka, présentée dans le cadre d’« Opéras au Sud », initiative de la Région Sud – aussi appelée Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) –, lancée, il y a cinq ans, afin de porter la mutualisation des moyens des Opéras de Marseille, Nice, Toulon et Avignon, la nymphe des eaux immergée dans le milieu impitoyable de la natation synchronisée.

Ce n’est, ni plus, ni moins, que l’histoire d’une jeune fille aspirant à devenir, enfin, une femme – en refusant, dorénavant, de se soumettre à la routine, et à la lassitude, dont témoigne la séquence vidéo, projetée entre les deux premiers actes, de devoir reproduire, quotidiennement, le même chignon et le même maquillage, pour donner l’illusion de la pureté et de la perfection. À pouvoir sauter, en somme, dans le grand bain de la vie, par amour pour un prince des plongeoirs.

Le réalisme du bassin vide qui occupe l’essentiel du plateau, est ponctué de grands troncs d’arbres, renvoyant à l’atmosphère silvestre du conte. De même que ces images de lac – les « berges boueuses d’un étang du Médoc », précise la note d’intention –, mêlées à celle du « majestueux Stade Nautique d’Avignon », par la magie de l’illusionnisme d’aujourd’hui, qui substitue le tulle fluide d’un écran de projection, aux toiles peintes de jadis.

Et soudain, la piscine s’emplit d’eau. Cet élément que, sitôt quitté, presque violée, l’héroïne cherche à retrouver, traînant, comme la peau de la mue, sa queue de sirène, ou le regard fixé sur les évolutions d’un poisson rouge – moment dont le gros plan amplifie la poésie simple, et si touchante.

Il y a, certes, quelques facilités, comme cette Jezibaba technicienne de surface, forcément carrelée, déjà vue ailleurs – alors qu’avoir fait à Vodnik la tête de Philippe Lucas, qui fut l’entraîneur de Laure Manaudou, est joyeusement malicieux. Et il arrive, plus d’une fois, que la direction d’acteurs, toujours éprise de détails, de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil se dilue dans le jeu, plus ou moins standard, de chanteurs aux capacités théâtrales fort inégales. Mais tout, dans l’action, ses ressorts et ses motivations, jusqu’au dénouement, est absolument juste.

Peut-être le projet scénique trouvera-t-il, au fil des étapes de la coproduction, des interprètes mieux à même d’en incarner l’ambition. Encore que rien ne soit déshonorant, dans la distribution réunie par l’Opéra Grand Avignon. Des voix, sans doute, assez génériques, usées pour certaines, et qui plafonnent parfois, mais d’un format, dans l’ensemble, adéquat.

Ani Yorentz Sargsyan, appelée la veille du début des répétitions à remplacer Cristina Pasaroiu, initialement prévue, est une Rusalka attachante, dont le physique d’Esmeralda – pardon pour le stéréotype – tranche pertinemment avec le look certifié conforme de ses camarades, vouées corps, plus qu’âme, peut-être, à leur discipline. Une certaine âpreté de l’émission la prive de la légèreté attendue dans ses airs, mais n’ôte pas au timbre la séduction de sa féminité.

Peu flatté, certes, par le miroir déformant de la vidéo, qui renvoie du Prince, avant même l’apparition du ténor ukrainien, le reflet d’un jeune premier, Misha Didyk, indispensable Hermann de tant de productions de La Dame de pique, ces deux dernières décennies, est méconnaissable, mais toujours infailliblement vaillant, à défaut d’être porté à la nuance.

Cornelia Oncioiu fait une Jezibaba mieux qu’efficace, d’une certaine profondeur même, en dépit d’un costume tendant à l’invisibiliser, et Wojtek Smilek, un Vodnik plus grisâtre que grisonnant, tandis qu’Irina Stopina darde sa Princesse étrangère, avec une intrépidité un rien trop univoque. Le relief que Fabrice Alibert confère à son Garde-chasse n’en est, dès lors, que plus réjouissant.

Le souvenir récent, dans cette partition, de l’orchestre du Covent Garden de Londres, a fortiori dirigé par Semyon Bychkov (voir O. M. n° 192 p. 50 de mai 2023), ou du Concertgebouw d’Amsterdam, ne permet probablement pas d’apprécier à sa juste valeur l’Orchestre National Avignon-Provence. Benjamin Pionnier s’y entend, du moins, à l’animer, sinon à en raffiner la sonorité.

Après l’Opéra National de Bordeaux, qui l’aura accueillie, en novembre, l’Opéra Nice Côte d’Azur présentera cette Rusalka, du 26 au 30 janvier, avec un plateau vocal quasiment tout neuf. Une reprise à voir, et à écouter !

MEHDI MAHDAVI

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