Opéras Polifemo sur un plateau à Strasbourg
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Polifemo sur un plateau à Strasbourg

13/02/2024
Paul-Antoine Bénos-Djian (Ulisse), au milieu des figurants, et Franco Fagioli (Aci). © Klara Beck

Opéra, 5 février

L’heure du retour en grâce aurait-elle sonné pour les opéras de Porpora, et Polifemo, en particulier, dont deux productions se succèdent à un rythme – relativement – rapproché ? Après le spectacle monté par Max Emanuel Cencic, au Festival de Pentecôte (Pfingstfestspiele) de Salzbourg, en 2019 – dont le reflet discographique, enregistré en studio, en 2021 et 2022, est paru récemment chez Parnassus (voir O. M. n° 199 p. 124 de février 2024) –, l’Opéra National du Rhin propose, en effet, la création française de l’ouvrage.

Sans doute faut-il oublier, pour l’apprécier à sa juste valeur, que Haendel répondit à la rude concurrence de l’Opera of the Nobility, fondé à Londres, en 1733, et dans le cadre duquel Polifemo vit le jour, le 1er février 1735, en composant, coup sur coup, deux chefs-d’œuvre du « dramma per musica » – l’émulation a, assurément, du bon –, Ariodante, étrenné quelques semaines plus tôt, et Alcina, succès incontestable du « Caro Sassone », révélé au public du Covent Garden, le 16 avril suivant ?

Car, s’il se démarque, aussi, de son supposé rival, par une étonnante profusion de récitatifs accompagnés, Porpora écrit, d’abord et avant tout, une musique destinée aux chanteurs – n’était-il pas le professeur célébré de quelques-uns des plus illustres gosiers de son temps, dont Farinelli, arrivé à Londres, dans le sillage et à l’invitation de son maître ?

À cet astre au faîte de sa gloire et de ses moyens, auquel revient le rôle d’Aci, Porpora destine, outre le planant « Alto Giove », dont le film Farinelli de Gérard Corbiau (1994) a fait un « tube », des airs d’une virtuosité spectaculaire – « Nell’attendere il mio bene » et, plus encore, « Senti il fato », véritable catalogue de prouesses, comme s’il soumettait son élève le plus doué à un ultime examen de ses capacités hors norme, y compris parmi ses contemporains castrés.

D’autant que face à lui, ou plutôt à côté de lui –dans ce qui relève, en effet, moins de la confrontation que de la juxtaposition –, se dresse, du haut de ses 48 ans, le grand Senesino, transfuge de la compagnie de Haendel, dont il était demeuré le primo uomo, plus d’une décennie durant. L’entrée en fanfare d’Ulisse et l’héroïque « Quel vasto, quel fiero » témoignent de son statut, sans que Porpora ne lui offre vraiment d’occasion de faire de l’ombre à son cadet de quasiment vingt ans.

Le niveau atteint, depuis une quinzaine d’années, pour quelques époustouflants contre-ténors « de nouvelle génération », permet, une fois abandonné l’irréalisable fantasme de mutilations barbares, d’approcher, peut-être, la fascination exercée par ce combat de coqs, ou plutôt de chapons, savamment tenus à distance.

Surtout avec deux personnalités vocales aussi dissemblables que Paul-Antoine Bénos-Djian et Franco Fagioli. Le premier a, en Ulisse, l’avantage d’un authentique timbre d’alto d’une enveloppante profondeur, comme d’une constante éloquence, à laquelle s’ajoute une vélocité jamais prise en défaut.


José Coca Loza (Polifemo) et Paul-Antoine Bénos-Djian (Ulisse). © Klara Beck

Malgré une émission un rien raidie, au I, surtout, le second est et demeure un phénomène absolument unique en son genre – même si, en plus de l’étrange mimétisme du trille, foisonnant chez Aci, l’ombre (et parfois, aussi, la lumière) de Cecilia Bartoli passe, encore et toujours, sur cet instrument à l’ambitus démesuré. L’agilité, les sauts de registre, le legato, d’un frémissement poussant l’expressivité jusqu’au maniérisme, tout, dans l’art de Franco Fagioli, tient du plus envoûtant équilibrisme.

Pareil voisinage ne rend la tâche que plus ardue au reste de la distribution, néanmoins prompte à saisir les occasions de se distinguer. Si le Cyclope éponyme est assez épisodique pour que l’engorgement de la basse José Coca Loza ne lui porte pas trop préjudice, les harmoniques éteints de la contralto Delphine Galou ne l’empêchent pas de déployer les charmes et sortilèges de Calipso, avec un abattage certain.

Au ravissant soprano d’Alysia Hanshaw, en Nerea, répond celui, nettement plus sollicité, de Madison Nonoa. Poids plume, un rien acidulée, sinon pincée, jusqu’à ce que la tessiture prenne suffisamment de hauteur pour que sa lumière ardente s’épanouisse, sa Galatea ne recule devant aucune colorature, et touche dans son poignant lamento, « Smanie d’affanno ».

Emmanuelle Haïm aborde la partition en haendélienne aguerrie, avec un sens des carrures, donc, qui donne à Porpora une vigueur dramatique inespérée, tout en sachant trouver, pour chaque chanteur, et en toute circonstance, le tempo giusto. Pas aussi immédiatement éblouissant que dans la fosse de l’Opéra de Lille – coproducteur du spectacle, qui le reprendra en octobre prochain –, Le Concert d’Astrée n’en remporte pas moins une victoire sur l’acoustique difficile de l’Opéra de Strasbourg.

Bruno Ravella et sa scénographe, Annemarie Woods, l’ont-ils prise en considération, avec ce décor de studio de cinéma, trop souvent grand ouvert sur le lointain et les dégagements latéraux, au détriment de la projection, et partant de l’équilibre avec le plateau ?

C’était le risque, sans doute, de cette « mise en abyme » du livret de Paolo Antonio Rolli, permettant de faire cohabiter, autour de Polifemo, à la fois réalisateur et acteur du film éponyme, Galatea, son béguin des Métamorphoses d’Ovide, devenue starlette, éprise du peintre Aci, d’une part, et Ulisse et Calipso, ses têtes d’affiche, sorties de l’Odyssée d’Homère, d’autre part.

D’abord très nette, la frontière entre les coulisses du tournage et l’action du péplum, censé se jouer face aux caméras, s’estompe peu à peu. Et d’autant plus qu’une direction d’acteurs assez convenue laisse la primauté à la dimension purement visuelle d’un hommage ingénieusement parodique, mais non dépourvu de poésie, au genre, tel qu’il florissait à Cinecittà, dans les années 1960, à travers deux de ses principaux artisans : Ray Harryhausen, maître des effets spéciaux, alors tout sauf numériques, et Steve Reeves, culturiste américain, dont Paul-Antoine Bénos-Djian arbore une copie, plus monstrueuse que nature, du torse bodybuildé.

MEHDI MAHDAVI

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