Opéras Otages d’un néant sonore à Lyon
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Otages d’un néant sonore à Lyon

01/04/2024
Nicola Beller Carbone (Sylvie Meyer) et Ivan Ludlow (L’Homme). © Jean-Louis Fernandez

Théâtre de la Croix-Rousse, 17 mars

« Rebattre les cartes », point final. Cette fois, le thème ne sera pris que dans le sens de changer les choses, les cartes n’ayant rien à faire dans l’action de cette création, qui se penche sur la révolte d’une femme victime du harcèlement moral de son patron. Un simple fait divers, un fait de société aussi, trop récurrent, tant la prise d’otage est une donnée courante du conflit social, économique, politique, mais aussi familial, personnel, amoureux…

Au départ, Otages est une pièce de théâtre, écrite par Nina Bouraoui, et créée au Festival « Paris des femmes », en 2012. Ses dernières reprises ont été signées Richard Brunel, à la Comédie de Valence, puis au Théâtre du Point du Jour, à Lyon, en novembre-décembre 2019.

Le compositeur franco-argentin Sebastian Rivas (né en 1975), qui s’est déjà frotté à l’opéra, l’a adaptée en livret, sans qu’elle perde de son côté militant et féministe. L’héroïne, Sylvie Meyer, 53 ans, mariée, deux enfants, assistante parfaite et dévouée, digérée peu à peu par sa fonction, harcelée par le directeur de l’usine de caoutchouc, qui lui a confié la surveillance et le classement des employées selon leur productivité, en perd son mari, se mure dans le silence, jusqu’à ce qu’« un soir, tout naturellement, [elle] décide d’exister d’une autre façon ». Et séquestre ce patron odieux : « Vous avez pleuré ou quoi ? Cinglée et chialeuse en plus. Tout ce que je déteste. »

Soixante-quinze minutes et trois actes content, dans le désordre, dépositions au commissariat, retours en arrière, vie de couple, l’action libératrice, enfin. La pièce est forte, même si le texte, assez banal, reste au premier degré du ressenti personnel et des rapports humains. Une sorte de reportage, abrupt, où l’empathie vient naturellement du spectateur, pas de l’écriture, qui ne fait que témoigner, froidement.

Sebastian Rivas a coulé sur ce cadre très formaté une musique qu’il veut descriptive (sons de ventilation, souffles, grincements, etc.), dont la grisaille rend compte de l’ambiance de bureau, des néons froids, en s’inscrivant dans le courant « vaporware », critique du capitalisme et de la société de consommation. Dont acte !

Hélas, malgré l’amplification et le travail sur l’électronique, malgré la variété de l’instrumentarium (piano, accordéon, clarinette, flûte, saxophone, contrebasse, violoncelle, alto et violon, et percussions), la partition orchestrale demeure, de bout en bout, un long tunnel uniforme, une vibration sonore au détail bien peu perceptible, immobile comme un organisme paralysé à l’état de stase, où le temps et l’action – et les contrastes – n’existent pas.

Une forme d’arrêt sur le son, où s’insèrent les différents récits. Récits parlés, et parfois chantés, qui mélangent, en fait, théâtre musical et opéra. En dépit de son contenu humain, le spectacle paraît vite ennuyeux, dont l’impact s’effiloche peu à peu dans ce néant sonore.

Richard Brunel, fort de son expérience avec l’œuvre originale, a repris, pratiquement à l’identique, sa production : espace central cloisonné de panneaux vitrés, avec stores à bandes verticales qu’on ouvre, qu’on referme, espaces latéraux noyés d’ombre, où l’on devine vestiaires, atelier – et l’orchestre derrière.

La variété du décor et de son utilisation, le cadrage de chaque scène par le jeu des lumières, la force d’une lampe de bureau pour un interrogatoire, le renvoi vidéo, habilement travaillé pour mettre en signifiant visages et sentiments, sont à l’inverse de la monotonie laconique de l’œuvre, et suscitent un peu de la dynamique qui manque tant au récit musical.

On admire les deux interprètes, très bien dirigés. Ils offrent, en effet, jusque dans le statisme, un impact saisissant. En particulier, Nicola Beller Carbone, dans le rôle de Sylvie Meyer, sur qui tout repose. Si elle n’a plus la voix de grand soprano lumineux de sa Donna Clara, dans Der Zwerg de Zemlinsky, à l’Opéra National de Paris, voici onze ans, elle sait encore cultiver la tenue et l’expression de son intensité. Le baryton Ivan Ludlow, quoique moins présent, caractérise bien l’« Homme » – ce mari qui s’en va, et surtout, ce patron vraiment odieux.

Quant aux instrumentistes, neuf femmes, qu’on n’aperçoit vraiment qu’aux saluts, en compagnie de leur cheffe Rut Schereiner, il est bien difficile de ne pas les croire frustrées de ne pouvoir porter leur partie musicale au niveau d’intensité de la pièce.

PIERRE FLINOIS

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