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L’ultime Elektra, la tête haute, de Nina Stemme à Baden-Baden

08/04/2024
Nina Stemme (Elektra). © Monika Rittershaus

Festspielhaus, 31 mars

Même s’il n’a pas encore atteint son terme, prévu en avril 2025, on peut, sans hésiter, affirmer que le partenariat noué avec les Berliner Philharmoniker et Kirill Petrenko restera marqué d’une pierre blanche dans l’histoire du Festspielhaus de Baden-Baden, plus précisément dans celle du Festival de Pâques (Osterfestspiele), qu’il organise chaque année. À elle seule, la présence en fosse du légendaire orchestre et de son « Chefdirigent » justifie, chaque année, le voyage.

La Dame de pique (2022) et, plus encore, Die Frau ohne Schatten (2023) nous avaient transporté. Elektra pousse le curseur encore plus loin : ce que  nous avons entendu soutient la comparaison avec les plus illustres références, dont le disque a conservé la trace, de Karl Böhm à Georg Solti, en passant par Herbert von Karajan, Carlos Kleiber, Dimitri Mitropoulos et Seiji Ozawa.

La force tellurique déchaînée par les cent onze musiciens (l’effectif voulu par Richard Strauss), dans les moments de paroxysme, n’exclut, en aucune manière, un raffinement inouï dans les passages où la musique se fait murmure et chuchotement. Des détails instrumentaux auxquels nous n’avions jamais prêté attention surgissent, comme par enchantement, d’un tissu orchestral dense, nourri, au coloris tour à tour rutilant et blafard, qui tient l’auditeur constamment en haleine.

Pour qui en douterait encore, Kirill Petrenko est un génie, qui surclasse tous ses rivaux actuels dans ses deux compositeurs de prédilection, Wagner et Strauss. Et pourtant, nous aimons beaucoup Alain Altinoglu, Pablo Heras-Casado, Philippe Jordan, Yannick Nézet-Séguin et Antonio Pappano ! Nous attendons maintenant, avec impatience, la Madama Butterfly de 2025, pour découvrir si le chef russo-autrichien et sa phalange atteignent les mêmes cimes dans un tout autre répertoire.

Signée Philipp Stölzl, la mise en scène a pour premier mérite de ne pas raconter une autre histoire que celle d’Elektra – une bénédiction après La Dame de pique, par Moshe Leiser et Patrice Caurier, et Die Frau ohne Schatten, par Lydia Steier ! Toute l’intrigue se déroule dans un grand parallélépipède, posé quelques mètres derrière la rampe et légèrement surélevé, qui a, entre autres mérites, l’avantage de renvoyer parfaitement les voix vers la salle, quelle que soit l’intensité de l’ouragan déchaîné dans la fosse.

Ce parallélépipède, d’un gris sale, est composé d’une série de plates-formes qui, en s’élevant, s’abaissant, avançant et reculant, ménagent une infinité d’espaces, selon les besoins de l’action. Un exemple : sans que l’on réalise vraiment de quelle manière, Chrysothemis, entrée par le haut du dispositif, pour sa première entrevue avec Elektra, se retrouve en bas, au niveau de sa sœur, à la fin de leur confrontation.

Toutes les données du livret sont ainsi respectées : la dimension claustrophobique de la demeure des Atrides, propice aux cauchemars les plus horribles ; sa structure hiérarchisée, avec une Elektra isolée dans les bas-fonds ; l’insupportable sensation d’enfermement de Chrysothemis, qui la pousse à rêver d’un avenir « normal » ; la problématique de la chute, de Klytämnestra, d’abord, d’Aegisth, ensuite, leurs cadavres dégringolant sordidement les marches dessinées par les plates-formes (Philipp Stölzl montre les deux meurtres, brutaux, sauvages presque)…

Les costumes, tous noirs, sont en accord : Elektra en gothique, coiffée d’une perruque orange ; Chrysothemis en écolière sage, coupe au carré, jupe et veste d’uniforme scolaire ; Klytämnestra en déshabillé, ses longs cheveux blancs flottant jusque dans son dos ; Orest en ancien combattant, pourvu d’une jambe artificielle. Tant de monochromie, dans un espace de jeu par définition restreint, pourrait avoir quelque chose de lassant, surtout que la direction d’acteurs, soignée, ne réserve aucune fulgurance. Mais Philipp Stölzl contourne le piège, grâce à deux solutions, aussi simples qu’ingénieuses.

D’abord, il choisit de faire défiler, en continu, le texte du livret, sur toutes les surfaces intérieures du parallélépipède, en alternant majuscules et minuscules, et en variant la taille des caractères (le public germanophone n’a vraiment plus besoin des surtitres !). Cela crée du mouvement et retient l’attention. Ensuite, le metteur en scène, endossant la casquette de créateur lumière, introduit régulièrement un kaléidoscope de couleurs savamment appariées et dosées, qui dissipe ce que le gris sale pourrait avoir de monotone.

Plus qu’alléchante sur le papier, la distribution tient ses promesses. Michaela Schuster n’est pas le contralto exigé par Klytämnestra, et cela s’entend dans l’extrême grave. Mais la mezzo allemande sonne moins éprouvée que l’an dernier, dans le rôle nettement plus long et difficile de la Nourrice (Die Frau ohne Schatten), et finit par convaincre.

Autre transfuge de l’édition 2023 du Festival, Elza van den Heever est encore plus éblouissante en Chrysothemis qu’en Impératrice – et encore plus impressionnante qu’à l’Opéra Bastille, en mai 2022. La puissance et la lumière de l’aigu, que l’on croirait inépuisables, font merveille dans ce personnage, avec lequel la soprano franco-sud-africaine fait désormais totalement corps.

Comme on pouvait s’y attendre, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, formidable ténor de caractère, se distingue en Aegisth, à l’instar de Johan Reuter, qui apporte à Orest la profondeur de son timbre et l’humanité de ses accents. Les seconds plans sont impeccablement tenus, offrant un écrin idéal à la plus grande Elektra de ces vingt-cinq dernières années.

Nina Stemme a connu un début d’année 2024 difficile. Mehdi Mahdavi, dans ces colonnes, a raconté la pénible première d’Elektra, au Covent Garden de Londres, le 12 janvier (voir O. M. n° 200 p. 58 de mars). Comme la soprano suédoise a annulé les représentations suivantes, ne revenant que pour les deux dernières, certains en ont déduit qu’elle allait déclarer forfait pour Baden-Baden. Il n’en a rien été et, après une première apparemment en deçà des attentes, Nina Stemme a triomphé haut la main, le soir de la deuxième, puis de la troisième.

Le 31 mars, nous n’avons pu que nous incliner devant une performance qui, à bientôt 61 ans, relève du prodige (comment ne pas songer à celle de sa légendaire aînée et compatriote, Birgit Nilsson, au même âge, à New York, en 1980 ?). Certes, le vibrato échappe parfois à tout contrôle, et l’extrême aigu trahit un effort et une tension trop perceptibles. Mais quel engagement, quelle puissance sur toute l’étendue de la tessiture, quelle adéquation avec la psychologie de l’héroïne !

Nina Stemme a annoncé que cette Elektra, avec Kirill Petrenko, serait sa dernière (deux versions de concert l’attendaient à Berlin, après les trois représentations de Baden-Baden). On est heureux qu’après la cahotique série londonienne de janvier, elle quitte la tête haute un rôle qu’elle aura, à jamais, marqué de son empreinte et dont, hélas, aucune trace n’a été conservée dans les studios d’enregistrement.

RICHARD MARTET

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