Opéras L’ombre de Gerard Mortier à Anvers
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L’ombre de Gerard Mortier à Anvers

23/04/2024
Ombra d'Alain Platel. © OBV/Koen Broos

Opera Vlaanderen, 3 avril

Ombra, le nouveau spectacle d’Alain Platel, qui vient d’être créé par l’Opera Ballet Vlaanderen, en hommage à Gerard Mortier, mort voici dix ans, le 8 mars 2014, et dont le metteur en scène et chorégraphe belge fut un ami proche, s’achève par le terzettino de Cosi fan tutte, « Soave sia il vento », qu’interprète l’ensemble de la troupe, chœurs et danseurs confondus. Dans l’opéra de Mozart, on sait à quel point ce sublime et mélancolique moment pose question : pourquoi Don Alfonso, qui est à l’origine de la comédie, joint-il sans ironie sa voix à celles des deux sœurs, pour pleurer le (faux) départ des amants ?

Cette ambiguïté est à l’image d’Ombra : on ne sait vraiment pas comment l’interpréter, on ne parvient pas à décider précisément de quel côté penche la balance. Dans le programme de salle, la dramaturge Hildegard De Vuyst, qui travaille avec Alain Platel, depuis 1995, écrit : « [Son] monde n’est jamais nettement séparé entre les moutons et les loups, un homme est aussi une femme, et rien ne peut être seulement magnifique. Il embrasse les contradictions et connecte les extrêmes. »

Mais reprenons : au lever de rideau, le plateau est occupé par un arbre gigantesque, qui est en train de mourir. Il est l’œuvre de la sculptrice Berlinde De Bruyckere, qui n’en est pas à sa première scénographie. Au pied de cet arbre, une foule bigarrée attend, dont les membres semblent prendre soin les uns des autres – un thème qui revient régulièrement dans le travail d’Alain Platel. Puis, progressivement, le chanteur congolais TK Russell, qui n’est pas un artiste lyrique, entame, d’une voix fragile et frêle, le fameux « Ombra mai fu » (Serse) de Haendel, bientôt repris par le chœur.

À partir de là, une succession d’épisodes non narratifs vont se dérouler, faisant intervenir les danseurs, tantôt seuls, tantôt avec les choristes, dans une masse indéterminée, où tous brillent avec éclat et sensualité. Mêlant tous les styles et toutes les influences – les hommes dansent parfois sur pointes, les femmes sont saisies de tremblements –, alternant l’humour et le tragique, le spectacle offre une palette de ce qui constitue l’univers d’Alain Platel, avec sa générosité et sa foi en l’autre.

La musique qui l’accompagne et le soutient, plus qu’elle n’en constitue le moteur, est tissée d’extraits de Bach, Mozart, Beethoven et Barber. Elle a été arrangée par le compositeur belge Steven Prengels (né en 1978), qui n’a pas hésité à la transposer et à écrire les enchaînements. On ne perçoit pas vraiment de fil conducteur dans ce choix musical, dirigé avec fougue par Zachary Zhu (en alternance avec Jan Schweiger). Mais l’ensemble participe de cette idée de « collage », qui préside à Ombra.

Peu à peu, l’arbre, qui n’était déjà pas bien en point, tombe à terre. Ses racines sont dénudées, et il faut étayer quelques-unes de ses immenses branches, pour qu’il ne s’effondre pas complètement. S’il y a de la vie, de l’espoir et de l’énergie dans ce spectacle, dont certaines parties chantées sont, également, interprétées en langue des signes (« Parce que nous sommes sourds à la douleur du monde », dit aussi Alain Platel), l’ensemble est un requiem, une œuvre tragique, sur la fin d’une époque et un tournant de l’histoire – le chorégraphe a annoncé qu’il s’agissait là, sans doute, de sa dernière création.

Et c’est, d’abord, dans ce constat, que l’humaniste Gerard Mortier aurait sûrement partagé, qu’Ombra rend hommage à ce dernier. Dans sa structure, ensuite, car le directeur belge, qui adorait ces spectacles hybrides, pensait que l’avenir de l’opéra passait par des formes nouvelles – qu’il avait intitulées « Frontières », à l’Opéra National de Paris.

Gerard Mortier avait, d’ailleurs, initialement sollicité Alain Platel pour une mise en scène d’opéra traditionnel, mais devant le refus de celui-ci, il l’avait incité à créer un genre nouveau. Cela avait donné Wolf (Bochum, Ruhrtriennale, 2003), autour de Mozart, puis C(H)ŒURS (Madrid, Teatro Real, 2012), une pièce sur le pouvoir du groupe, autour des chœurs de Verdi et Wagner.

Ne doit-on pas, dès lors, y voir un lien avec la transmission, que symbolise l’arbre, et dont est, aussi, dépositaire Jan Vandenhouwe, proche collaborateur de Gerard Mortier, devenu directeur artistique de l’Opera Ballet Vlaanderen, commanditaire d’Ombra ?

Si tel est le cas, on peut, soit se dire que, malgré la fin prochaine du monde, tant qu’on peut étayer les branches, les danseurs continueront à danser, et les chanteurs à chanter, soit que, malgré tous les efforts, ce en quoi nous avons cru, jadis, est en train de disparaître et sera, bientôt, irrémédiablement perdu.

PATRICK SCEMAMA

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