MC93, 21 avril
Quand, par un hasard de programmation, on assiste, à quelques jours d’intervalle, à deux opéras de Kurt Weill (1900-1950) – le premier, Mahagonny, datant d’avant la Seconde Guerre mondiale, et le second, Street Scene, d’après, c’est-à-dire de sa période américaine –, on mesure la distance qui sépare les deux ouvrages, et leurs profondes différences stylistiques.
Mais on réalise, aussi, à quel point le compositeur a eu, pour les deux, recours à la fusion des styles – en l’occurrence, la comédie musicale et l’opéra traditionnel. Et l’on se rend compte, enfin, de l’importance essentielle de l’aspect théâtral et, notamment, le soin apporté à la caractérisation et à la différenciation des nombreux personnages.
C’est ce qu’a voulu mettre en avant le metteur en scène américain Ted Huffman, dans cette nouvelle production, donnée à la MC93 de Bobigny, par les artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra National de Paris – qui en avait déjà proposé une version pour deux pianos, intitulée Songs from Street Scene, en décembre 2010 (voir O. M. n° 59 p. 59 de février 2011). Il ne s’agit, cette fois, toujours pas de la partition intégrale, mais de larges extraits – d’où le titre, Street Scenes, avec un « s » à la fin.
Pour davantage de proximité avec le public, la scénographie enserre l’orchestre, les spectateurs se trouvant de part et d’autre de celui-ci. Les chanteurs évoluent sur cet espace de jeu, sans aucun élément réaliste, ni aucun décor construit – et pas même la volonté de vieillir les personnages plus âgés. En somme, une simple suggestion de cette chaude journée d’été, dans l’immeuble d’un quartier pauvre de New York, à travers toute une série de détails intelligents et pertinents, qui en disent plus long qu’une vaine tentative de reproduction à l’identique.
Car Ted Huffman concentre son travail sur la direction d’acteurs – ce qui semble légitime, puisque le spectacle a, aussi, pour mission de former à la scène les jeunes chanteurs. Légèrement sonorisés, de manière à ce que le son ne se perde jamais dans ce dispositif, ils s’en tirent avec tous les honneurs.
Au centre se trouve la famille Maurrant, le père, Frank, sévère et jaloux, la mère, Anna, à la fois soumise et volage, et la fille, Rose, qui fait le lien entre les deux. C’est elle qui est, en quelque sorte, le personnage central de l’histoire, et Teona Todua l’incarne avec beaucoup de sensibilité et de lyrisme. Aussi à l’aise dans le registre « musical » que lyrique, la soprano ukrainienne forme, avec le Sam Kaplan du ténor américain Kevin Punnackal, un couple très émouvant – lui, avec un timbre lumineux et clair, elle, avec une ligne de chant fragile et délicate.
Tous les personnages sont justes, et bien dessinés. Il est à noter que les rôles principaux sont tenus par les artistes actuels de l’Académie, mais qu’on a eu recours à des « anciens » pour compléter la distribution, ainsi qu’à deux danseurs/chanteurs professionnels de la comédie musicale – Lindsay Atherton et Robson Broad –, qui se livrent à un numéro très acrobatique.
Dans la fosse, Yshani Perinpanayagam dirige l’orchestre, composé de musiciens en résidence à l’Académie et de membres de l’ensemble Ostinato, avec fougue et énergie. Dotée, elle aussi, de cette double culture opéra/comédie musicale, la cheffe britannique donne toute son unité à la partition de Weill, qui pourrait faire penser, tantôt à Gershwin, tantôt à Puccini. En dépit du dispositif, qui la prive de contact direct avec les chanteurs, aucun décalage n’est à déplorer, jusque dans les ensembles un peu complexes.
C’est la preuve qu’il s’agit de théâtre – de « théâtre musical », devrait-on dire –, dans lequel les questions de diversité, de racisme et de féminicide, hélas, sont encore d’actualité.
PATRICK SCEMAMA