Opéras La sonnambula mise en abyme à Rome
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La sonnambula mise en abyme à Rome

06/05/2024
Lisette Oropesa (Amina) et John Osborn (Elvino). © Teatro dell’Opera di Roma/Fabrizio Sansoni

Teatro Costanzi, 14 avril

Pour cette nouvelle production de La sonnambula, marquant leurs débuts au Teatro dell’Opera de Rome, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil (Clarac-Deloeuil > le lab) ont recours à un procédé dont ils ont l’habitude : inscrire leur mise en scène dans la ville et l’époque de la représentation.

Avant que la musique ne commence, un film, tourné en amont, nous montre une jeune femme – l’actrice Lucia Lorè – visitant les Gallerie Nazionali di Arte Antica, dans les murs du Palazzo Barberini. L’air inquiet, elle échange un SMS avec sa mère, dans lequel elle se demande si son fiancé, Elvino, ne va pas lui faire faux bond, lors de leur mariage. Puis elle remonte la Via Nazionale, passe la porte de l’Hotel Quirinale, mitoyen du Teatro Costanzi, et s’installe dans la suite « Maria Callas », où la diva avait l’habitude de séjourner. Elle avale un somnifère avec une rasade d’alcool, puis s’endort.

Les premières mesures de la partition retentissent et l’écran de projection se soulève, révélant l’intérieur d’une galerie d’art, avec une immense table en son milieu, baptisée Elvezia (italianisation d’Helvetia, figure allégorique personnifiant la Confédération suisse, où se déroule l’intrigue de l’opéra). Elvino, en pantalon noir et veste de smoking blanche, l’a louée pour son banquet de noces. Tous les chanteurs sont en vêtements d’aujourd’hui, Amina comprise, portant, bien sûr, la même robe que la comédienne du film. Celle-ci, perdue dans son rêve, participe jusqu’à la fin au spectacle, grâce aux sept écrans de télévision disposés sur le plateau.

On la retrouve endormie dans sa suite, y prenant son bain, arpentant les couloirs du Quirinale et marchant, en équilibre précaire, sur le toit du Teatro Costanzi, en nuisette noire, au moment où Rodolfo montre Amina, en pleine crise de somnambulisme, à Elvino et aux villageois. Par un habile tour de passe-passe entre vidéo et réalité, la soprano, en tailleur-pantalon blanc, se substitue alors à elle, pour le récitatif et la cavatine de la scène finale. Puis, avant la cabalette, on voit, sur les écrans, la comédienne emprunter la célèbre porte reliant l’arrière de l’hôtel à celui du théâtre (seuls les initiés y ont accès), et faire son entrée, en chair et en os, cette fois, dans la salle, pour rejoindre son alter ego sur le plateau, en brandissant  un drapeau suisse.

Il est permis de trouver cette « mise en abyme » trop codée et, avouons-le, difficilement déchiffrable, pour quelqu’un qui n’a jamais visité le Palazzo Barberini, n’a jamais séjourné au Quirinale, n’a jamais vu La sonnambula et/ou ne connaît pas l’existence de la suite « Maria Callas », ni le rôle joué par la diva dans la réévaluation de l’ouvrage. Surtout que Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ont ajouté une « mise en abyme dans la mise en abyme », en disséminant des références à la production proposée, en 1988, dans ce même Teatro Costanzi. Deux « mises en abyme », même, puisque celle-ci se jouait dans la reconstitution des décors conçus par Alessandro Sanquirico, pour la création milanaise, en 1831 !

Au premier tableau du I, certains passages deviennent ainsi des « performances », ou des saynètes, exécutées par Amina et les chœurs, dans des copies des costumes folkloriques de 1988, signés Sibylle Ulsamer. Rodolfo chante son air d’entrée devant des projections de photos de June Anderson, Raul Gimenez et Roberto Scandiuzzi, Amina, Elvino et Rodolfo, il y a trente-six ans. Apothéose de la « mise en abyme » à multiples tiroirs : l’Amina de 2024 chante sa cabalette finale, devant une gravure en couleurs de Jenny Lind, à Londres, en 1847, et un cliché de Maria Callas, à Milan, en 1955.

À titre personnel, j’ai été impressionné par l’intelligence et la cohérence de ce spectacle. En jouant, de bout en bout, sur la dimension du rêve et du fantasme, il apporte de l’intérêt et du relief à une intrigue d’une minceur extrême, qui donne souvent l’impression de se traîner. Par-delà la superposition des niveaux de lecture et l’accumulation des références – j’avoue avoir été ému par les échos de la production de 1988, à laquelle j’avais eu la chance d’assister –, l’histoire reste bien celle de La sonnambula, mais avec quelque chose de nerveux et de stimulant dans la démarche, qui change de tant de mises en scène languissantes, sauvées par des prime donne de haut vol.

Lisette Oropesa est de celles-là. Sauf qu’après un premier acte éblouissant de perfection technique et de rayonnement dans l’aigu, à défaut d’être vraiment émouvant, la soprano américaine, victime d’une indisposition soudaine, a déclaré forfait. Ruth Iniesta, qui alternait avec elle sur la série de sept représentations, est venue à la rescousse – l’un des avantages de la double distribution ! Étant donné les circonstances, nous ne nous attarderons pas sur les carences de la chanteuse espagnole, notamment en termes de justesse et de précision dans les vocalises.

John Osborn campe un splendide Elvino, avec une aisance sidérante dans cette écriture suraiguë, un phrasé idéalement caressant et des demi-teintes de rêve. Roberto Tagliavini, modèle d’autorité et de style, ne fait qu’une bouchée de Rodolfo. Francesca Benitez, au charme dépourvu de la moindre verdeur, est une découverte en Lisa, faisant oublier l’usure des moyens de Monica Bacelli, à la peine en Teresa.

Les chœurs, préparés par Ciro Visco, et l’orchestre sont sans reproche, contrairement à Francesco Lanzillotta, incapable de dépasser le stade de simple accompagnateur des voix – et encore, avec des choix de tempi et une rigueur, plus d’une fois, sujets à caution.

Le programme de salle ne fait mention d’aucun coproducteur. C’est dommage, car ce spectacle mériterait de voyager, moyennant, bien sûr, les modifications rendues nécessaires par le changement de ville. Il serait, à ce propos, intéressant de voir à quoi il ressemblerait à Athènes, Londres, Milan ou Paris, quatre endroits que Maria Callas a durablement marqués de son empreinte.

RICHARD MARTET

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