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La réactualisation inutile de La Passagère à Munich

02/04/2024
Sophie Koch (Lisa). © Wilfried Hösl

Nationaltheater, 10 mars

Victime de la censure soviétique, La Passagère (Die Passagierin, The Passenger), le premier opéra de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), achevé en 1968, sur un livret, en langue russe, d’Alexander Medvedev, a dû attendre presque quarante ans sa création, en 2006, à Moscou, en version de concert. Et encore quelques années supplémentaires, avant d’être mis en scène, pour la première fois, au Festspielhaus de Bregenz, en juillet 2010 (voir O. M. n° 55 p. 14 d’octobre), avec un spectacle extrêmement fort, signé David Pountney, mais aussi très dur, et donc, à plus d’un égard, psychologiquement inconfortable.

Depuis, La Passagère a fait beaucoup de chemin, à la fois dans cette production liminaire, que le Teatro Real de Madrid reprend encore, ce mois-ci, mais aussi dans de nombreuses autres nouvelles mises en scène, qui ont toujours dû composer avec cette problématique sensible de la représentation visuelle de l’univers concentrationnaire. La plus habile dans l’exercice reste la remarquable stylisation réalisée par Holger Müller-Brandes, au Badisches Staatstheater de Karlsruhe, en mai 2013 (voir O. M. n° 87 p. 55 de septembre), criante de vérité, alors qu’en fait, rien n’y était explicitement montré.

Rappelons qu’il y a, dans le livret, deux époques intriquées, le caractère anxiogène de l’action présente, sur un paquebot transatlantique, quinze ans après la Seconde Guerre mondiale, s’y nourrissant continuellement des réminiscences d’un passé vécu par les deux principales protagonistes, au camp d’Auschwitz : l’une, Lisa, en tant que gardienne SS, et l’autre, Marta, en tant que détenue, la première ayant cruellement martyrisé la seconde.

Voici, aujourd’hui, la création munichoise, dans laquelle le directeur musical (Generalmusikdirektor) du Bayerische Staatsoper, Vladimir Jurowski, lui-même d’origine juive, russe expatrié, dont un arrière-grand-père ukrainien a fait partie des plus de trente-trois mille victimes du massacre de Babi Yar, en 1941, s’est certainement beaucoup impliqué. Une conviction et un engagement évidents, pour une direction musicale flamboyante, qui resserre le discours cran après cran, en ne laissant jamais retomber la tension.

En revanche, confier un tel opéra à un metteur en scène qui, dès les stades liminaires du projet, évoquait, dans la presse, son profond malaise par rapport à La Passagère – « non pas qu’il s’agisse d’un mauvais opéra, mais pour moi, la représentation de femmes emprisonnées, avec de faux crânes chauves et des vestes rayées, n’est pas viable » – n’était, probablement, pas une bonne idée. Et pourtant, il s’agit de Tobias Kratzer, dont on connaît la créativité innovante, mais qui, ici, n’a, malheureusement, pas trouvé d’autre remède à son embarras que de manier continuellement les ciseaux.

Non seulement aucune représentation directe du passé n’est tolérée, la violence des situations de naguère se trouvant, pour ainsi dire, transposée dans le présent, par toutes sortes d’expédients – certains efficaces, d’autres non –, mais aussi tout ce qui ne peut plus fonctionner dans un concept aussi réducteur, est radicalement éliminé. Si elles ne sont pas prépondérantes en termes de minutage – plus de trente minutes, quand même, sur un ouvrage de deux heures quarante –, ces coupures créent, dès lors, des vides béants sur le plan dramatique.

Paraît essentiellement visé tout ce qui, dans l’action passée, relève d’une émotion jugée, sans doute, trop mélodramatique, ce qui revient à méconnaître l’une des plus évidentes qualités de La Passagère : son habile exploitation de nombreuses recettes pucciniennes. Renoncer à cette caractérisation, très fouillée, de multiples petits personnages, saynètes intensément tragiques, culminant en quelques climax d’une redoutable efficacité lacrymogène, est une erreur fatale – même si Vladimir Jurowski, lui-même, paraît aussi la cautionner.

Le pire est la suppression complète du rôle de la jeune partisane Katia, qui a l’un des moments les plus bouleversants de la partition à chanter. Et l’amoindrissement du personnage de Marta n’est pas moins contestable, la pauvre Elena Tsallagova se retrouvant avec une partie mutilée, qui ne se résume plus qu’à un seul air – certes sublime, et que la soprano russe chante très bien –, et à quelques brèves confrontations en duo.

La mezzo française Sophie Koch, qui incarne une Lisa très intense, s’en tire mieux. Car, ici, la « passagère », c’est bien davantage elle : une remarquable incarnation, servie par une voix généreuse et précise. Et puis, c’est à elle que Tobias Kratzer réserve, en début de seconde partie, l’une des seules scènes vraiment abouties de son spectacle, qui présente ce personnage d’ex-kapo sous un jour particulièrement odieux.

Moins développés, les rôles masculins sont brillamment tenus. Le baryton sud-africain Jacques Imbrailo est touchant dans les brèves interventions de Tadeusz, et surtout, le ténor américain Charles Workman se révèle remarquable en Walter, glaçant opportuniste, auquel le livret réserve quelques-unes de ses répliques les plus corrosives.

Dans la conception de Tobias Kratzer vient se greffer encore un personnage supplémentaire, interprété par la comédienne allemande Sibylle Maria Dordel, fragile silhouette d’aïeule aux cheveux blancs. Il n’est, cependant, pas du tout évident de comprendre qu’il s’agit là d’une Lisa devenue presque centenaire, et qui effectue une ultime traversée, dans l’autre sens, cette fois à notre époque, avec, sous le bras, l’urne contenant vraisemblablement les cendres de son ex-mari.

Cette figure, quasiment toujours muette, est censée revivre toute l’action, voire matérialiser, à elle seule, une troisième strate temporelle. Un ajout encombrant, surtout, et d’ailleurs tellement superflu qu’il disparaît après l’entracte, vaine tentative d’essayer de mieux faire fonctionner une réactualisation inutile.

LAURENT BARTHEL

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