Opéras Choc des titans à Vienne
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Choc des titans à Vienne

03/11/2023
Jonas Kaufmann (Otello) et Ludovic Tézier (Iago). © Wiener Staatsoper/Michael Pöhn

Staatsoper, 28 octobre

L’Otello de Jonas Kaufmann, face à Ludovic Tézier en Iago ? La promesse d’une évidence. Sans doute, même, de l’apogée de leurs exploits verdiens communs à la scène, d’ailleurs beaucoup moins fréquents qu’espérés – La forza del destino, au Bayerische Staatsoper de Munich, voici dix ans, puis au Covent Garden de Londres, en 2019, et Don Carlos, à l’Opéra National de Paris, en 2017. Mais aussi, surtout, une succession, presque irrationnelle, de rendez-vous manqués.

C’est à Londres, en 2017, qu’ils auraient dû prendre chacun leur rôle. Mais le baryton français, empêché d’assister aux toutes premières répétitions, à la suite de problèmes de santé, fut remplacé – ou évincé… Deux ans avant que Carlos Alvarez ne lui soit préféré, pour l’intégrale de studio, gravée chez Sony Classical. Puis, bien que de nouveau annoncés ensemble, à Munich, quelques mois plus tard, ils n’y apparurent, finalement, ni l’un, ni l’autre.

Lot de consolation, Insieme, leur disque de duos, enregistré en 2021 (Sony Classical), avec ses douze minutes d’Otello sous haute tension, rendait plus excitante encore la perspective de la version de concert, programmée au Festival d’Aix-en-Provence, en juillet dernier. Mais c’est le ténor allemand qui, cette fois, devait se faire porter pâle…

Alléluia ! Le Staatsoper de Vienne a réussi l’exploit de les réunir. Et pas seulement sur l’affiche : ils sont là, et le choc des titans a bel et bien lieu, devant une salle évidemment archicomble, et comblée d’avance.

Jonas Kaufmann n’avait plus incarné Otello depuis les représentations de novembre et décembre 2021, au San Carlo de Naples (voir O. M. n° 179 p. 54 de février 2022). Si, comme alors, il affronte crânement une partie semée d’embûches, l’instrument ne réagit plus avec autant de ductilité – le contre-ut écorché de « Quella vil cortigiana », au III, mais aussi, plus loin, le la dièse de « Ti maledico ! ». Le timbre, surtout, grisonne, le bronze de cette émission si caractéristique ayant irrémédiablement, sans doute, perdu de son éclat – a fortiori comparé à ce dont Gregory Kunde, de seize ans son aîné, est toujours capable.

La leçon de chant, et de gestion de ressources désormais tout sauf inépuisables, néanmoins, demeure. De même que, dans la perspective d’une soirée de répertoire – mais selon les propres standards de Jonas Kaufmann, aux antipodes, donc, de la routine –, le génie de l’interprète, qui tient d’abord à la singularité du portrait d’un homme instable, submergé par sa propre violence.

Et dès que Iago est dans les parages, le lion lutte pour retrouver toute sa superbe, en même temps qu’il s’abandonne. Il faut avoir vu, dans « Si, pel ciel », avec quelle intensité l’un agrippe la main de l’autre – comme si le ténor se nourrissait de la plénitude intacte du baryton, pour arracher, encore, une victoire, en une parfaite illustration de la symbiose, et de l’émulation.

Car Ludovic Tézier est au zénith, qui prend, et garde l’avantage sur le plan vocal : prodigieux de son, mordant, sur toute l’étendue du registre, comme de palette dynamique et expressive. Avec, enfin, cette sorte de bonhomie, qu’il sait gommer, quand il joue Scarpia, et quelques autres, mais cultive, ici, pour rendre son Iago plus insidieux encore. Est-il, dès lors, utile de répéter qu’aucun des soi-disant barytons Verdi actuels n’arrive à la cheville de ce géant, dont les moyens et l’art perpétuent un certain âge d’or ?

Rachel Willis-Sorensen atteint, tout sauf d’emblée, certes, de semblables cimes. Le duo du I saisit à froid cette Desdemona alliant idéalement – et avec quel ancrage dans le corps ! – pulpe et lumière, au point de briser les élans qui lui permettraient de se maintenir en suspension, tandis que les premiers grands aigus de la scène du III (« Dio ti giocondi ») peinent à se libérer. Mais le concertato du finale, et tout le IV planent à des hauteurs dignes d’extase.

Deuxième prix du Concours « Operalia », en 2021, Bekhzod Davronov fait valoir, en Cassio, les jolies promesses d’un ténor au charme juvénile. Et pour le reste, la troupe pourvoit, avec, surtout, l’Emilia d’un relief assez fulgurant de Szilvia Vörös.

Il dirigeait, la veille, la dernière de Lohengrin, à l’Opéra National de Paris. Et voici Alexander Soddy au pupitre de l’orchestre du Staatsoper de Vienne, qu’il déchaîne, quelquefois aux dépens des équilibres, mais en veillant, toujours, au galbe de la phrase – et quelles couleurs en émanent ! – et à la netteté des accents, dans des élans, et d’abord des bourrasques, irrésistibles. Un passage, quasi ex abrupto, de Wagner à Verdi – et d’une fosse à l’autre, aussi dissemblables que possible –, qui confirme que le jeune chef britannique a le théâtre dans le sang.

Pareille animation sert la mise en scène d’Adrian Noble, au répertoire depuis 2019, mais qui pourrait, aussi bien, avoir vingt ans de plus. Si les costumes de Dick Bird empruntent, référence au colonialisme oblige, au début du siècle dernier, ses décors – hautes parois mobiles et cuivrées –, censément inspirés des peintures d’Edvard Munch, usent de clairs-obscurs à nos yeux plutôt caravagesques. Et qui renvoient, donc, à cette fin de XVIe siècle, où se déroule une action presque contemporaine de Shakespeare.

La tragédie repose, essentiellement, sur le jeu des protagonistes.  Elle est servie, en ce soir glorieux, au-delà de ce à quoi cette production, aussi agréable à l’œil qu’inoffensive, pouvait aspirer, par cette bête de scène qu’est Jonas Kaufmann, entraînant dans son sillage son partenaire d’élection, alter ego métamorphosé en redoutable démon.

MEHDI MAHDAVI

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