Opéras À Anvers, Brodeck n’est pas Wozzeck
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À Anvers, Brodeck n’est pas Wozzeck

26/02/2024
Damien Pass (Brodeck) et Josse De Pauw (Anderer). © OBV/Annemie Augustijns

Opera Vlaanderen, 14 février

Le Rapport de Brodeck, roman de Philippe Claudel, paru en 2007, a fait l’objet d’adaptations au théâtre et sous forme de bande dessinée. Le voici devenu opéra, à la faveur d’une partition de Daan Janssens (né en 1983), qui vient d’être créée par l’Opera Vlaanderen, dans le cadre d’une coproduction avec l’Opéra National de Lorraine.

Écrit sur un livret cosigné par le compositeur belge et son compatriote Fabrice Murgia, ce dernier étant également chargé de la mise en scène, Brodeck reprend la construction savante et labyrinthique du livre. Les vingt-deux scènes, réparties en deux actes, se succèdent sans souci de continuité temporelle ou dramatique. Elles vont et viennent d’un lieu et d’une situation à l’autre, effectuent des retours en arrière, seul le dénouement nous expliquant le pourquoi et le comment de l’intrigue.

L’action se déroule après une guerre, à une époque indéterminée, dans un village qu’il est possible de situer en Allemagne, en Autriche ou en Suisse alémanique, à en croire certains mots utilisés ici et là. Elle met en scène un personnage appelé Brodeck, qui a été enfermé dans un camp pendant ladite guerre, et auquel Orschwir, le maire, demande, une fois la paix revenue, d’écrire un rapport sur la mort d’un mystérieux Anderer – c’est-à-dire un Autre, quelqu’un venu d’ailleurs –, assassiné dans l’auberge où il était descendu.

Ce rapport – on le comprend peu à peu – a pour vocation de soulager la conscience des habitants du village, collectivement responsables de la mort de l’Anderer, mais aussi coupables de couardise ou de lâcheté, pendant les années de guerre. Respecté,  parce qu’il sait écrire, Brodeck, dont le nom claque un peu comme Wozzeck, est craint ou détesté pour les mêmes raisons ; face à des personnages méfiants ou retors, il est aussi le seul à faire preuve d’une certaine innocence.

Mais là où l’opéra de Berg, à la fois concis et magistralement structuré, opposait un malheureux soldat à une galerie de caractères nettement dessinés, Brodeck se perd dans une suite de scènes éprouvantes de lenteur, dans lesquelles tout le monde s’exprime par un récitatif monotone, soutenu par un orchestre sans magie. Pour quelques secondes où scintillent les cymbales antiques, pour quelques mesures de cor anglais, ce sont de sempiternels grognements de cuivres, qui viennent ponctuer d’incessants crescendos de la grosse caisse.

Il n’y a guère de variété, d’humeurs dans cette musique, que la cheffe suédoise Marit Strindlund dirige avec le plus d’efficacité possible, sans pouvoir faire de miracle. Le seul moment où l’ironie affleure est, peut-être, cette scène de bal, où l’on entend, orchestré de manière grinçante, le Septième des Préludes de Chopin.

L’ouvrage est mis en scène avec l’apport de ce système, qui devient la plaie de bien des spectacles lyriques d’aujourd’hui : la projection, en temps réel, sur des écrans de télévision, des visages des personnages présents sur le plateau – projection à laquelle viennent, parfois, se superposer des vidéos, préalablement réalisées. Le propos, qui se veut elliptique ou métaphorique, devient à la fois confus et saturé.

On peut difficilement distinguer tel ou tel chanteur, tant ils se fondent tous dans une certaine grisaille, moins due à leurs qualités propres qu’à l’écriture de Daan Janssens. Citons, malgré tout, Werner Van Mechelen, Orschwir affublé d’une crête gigantesque (est-ce le coq du village ?) ; Thomas Blondelle, le pasteur alcoolique, exalté de ne plus croire en Dieu ; Kris Belligh, qui chante, avec une belle mélancolie, l’aubergiste Schloss ; Tijl Faveyts, parfois à bout de souffle, en Büller, le chef des miliciens. Et n’oublions pas Damien Pass qui, à force de demi-teintes et de soin apporté à un rôle qui ne prête guère aux envolées, arrive à donner chair au personnage irrésolu de Brodeck.

Les rôles féminins existent peu : Elisa Soster est Emélia, sa femme, devenue folle à l’issue d’un viol, et Helena Rasker joue Fédorine, une nourrice de convention. Quant à l’Anderer, le compositeur l’a confié à un comédien, en l’occurrence Josse De Pauw, coiffé d’une longue perruque d’ermite. Il peint et dessine, aime les fleurs et les paysages, c’est-à-dire la géographie ; et c’est, peut-être, pourquoi l’histoire veut sa peau…

Le chœur, d’adultes et d’enfants, est beaucoup sollicité : il figure, évidemment, la mauvaise conscience. Et c’est sans craindre de surligner le propos que Fabrice Murgia lui fait chanter, à l’avant-scène, un cantique en latin, sur fond d’orgue tonitruant.

La guerre est une tragédie, bien sûr, les solitaires dérangent, et les villages, tout comme les familles, ont leurs tristes secrets. Mais il est possible de le dire autrement qu’avec de gros sabots.

CHRISTIAN WASSELIN

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