Nationaltheater/Staatsoper.tv, 21 mars
Avant de terminer son mandat à la tête du Bayerische Staatsoper de Munich, Nikolaus Bachler souhaitait tourner définitivement la page de Der Rosenkavalier par Otto Schenk et Jürgen Rose, production emblématique, inaugurée en 1972.
Cela dit, du haut de ses presque cinquante ans d’âge, ce spectacle rigoureusement conforme aux indications du livret, et toujours proche des maquettes initiales d’Alfred Roller, restait un vrai plaisir pour l’œil, sans même parler de la myriade de souvenirs musicaux personnels qu’on a pu en garder, dont deux miracles absolus : la direction enivrante de Carlos Kleiber, dans les années 1970, et celle infiniment subtile de Kirill Petrenko, à partir de 2014. Bref, même si assurément un théâtre n’est pas un musée, l’élément de patrimoine qu’on vient de faire disparaître était tout sauf une vieille croûte.
La production toute neuve de Barrie Kosky, proposée en streaming sur le site de la maison, depuis le 21 mars, va-t-elle maintenant occuper le terrain au Nationaltheater pour un autre demi-siècle ? En tout cas, elle réussit à renouveler le propos sans commettre de contresens. Chacun des trois actes y est exposé comme le rêve d’un personnage différent : souvenirs épars de la Maréchale, au I ; exaltation, puis désillusion cauchemardesque de Sophie, au II ; machinations et ambitions d’Octavian, au III – onirisme qui apporte, à chaque fois, son lot de juxtapositions d’époques délibérément incohérentes et de comparses de fantaisie.
Seul personnage continuellement présent : un bizarre Cupidon cacochyme en caleçon, malicieux substitut du petit page de la Maréchale, ou encore, lors de la « Présentation de la rose », cocher attendri d’une délirante pâtisserie rococo argentée sur roues, au demeurant copie quasi exacte du carrosse d’apparat de Louis II de Bavière, conservé au château de Nymphenbourg.
Plutôt que le « théâtre dans le théâtre » d’Octavian, au III, dispositif plus encombrant que convaincant, et même que l’enthousiasme touchant de Sophie, au II, qui trépigne dans son lit de jeune fille en attendant le mariage, c’est le traitement du personnage de la Maréchale que l’on préfère. Une femme encore jeune, encore jolie, mais obsédée par le temps qui passe, au point de surgir d’une horloge au tout début et de terminer l’acte en équilibre sur un balancier géant.
En l’absence de public, les caméras peuvent traquer des physionomies d’acteurs que Barrie Kosky a fait travailler jusqu’au plus infime détail. Ainsi, le jeu de Christof Fischesser, hobereau en costume croisé à rayures, nerveux, bourré de tics, est un peu répétitif, mais d’un comique ravageur, ce qui ne déséquilibre jamais une voix moelleuse, ni une diction qui ne nous fait grâce d’aucun détail salace.
Face à ce Baron Ochs monumental, le trio féminin, trois prises de rôles, réussit à faire le poids : beau timbre chaleureux et physique remarquablement androgyne pour l’Octavian de Samantha Hankey ; délicieuse Sophie aux aigus faciles de Katharina Konradi, turbulente mais pragmatique, pas du tout oie blanche ; et Maréchale parfaitement étudiée de Marlis Petersen, mélancolique parfois, mais qui sait rester vive, voire pétillante.
Le rôle y perd un peu de son aura aristocratique, voire de son poids vocal, mais y gagne en spontanéité. Après tout, dans Ariadne auf Naxos, c’est bien à Margarethe Siems, toute première interprète de la Maréchale, que le compositeur avait tenu à confier, non pas le rôle d’Ariadne, mais celui de Zerbinetta !
Pour se conformer aux restrictions actuelles, il faut se contenter d’un orchestre amaigri de quarante musiciens, travail de réécriture effectué par Eberhard Kloke, spécialiste en réductions bonsaï d’ouvrages de Wagner et Richard Strauss. Directeur musical de la maison depuis ce printemps, Vladimir Jurowski dirige sans traîner, mais sans parvenir à donner de la profondeur à cette épure trop famélique.
Pour reprendre la formule lapidaire d’un collègue journaliste munichois, ici « on passe d’un Strauss double-crème à un Strauss végétarien », et le régime est douloureux.
LAURENT BARTHEL
PHOTO © WILFRIED HÖSL