Comptes rendus Mardi de lumière à Paris
Comptes rendus

Mardi de lumière à Paris

09/11/2020

Philharmonie, Grande Salle, 24 octobre

On prend les mêmes… et on poursuit ? L’ensemble Le Balcon retrouve une troisième fois Karlheinz Stockhausen, avec une nouvelle journée Dienstag (Mardi) du vaste cycle Licht (Lumière), composé entre 1977 et 2003. Donnerstag (Jeudi) avait été l’un des événements de la saison 2018-2019, partagé entre l’Opéra-Comique et l’Opéra National de Bordeaux (voir O. M. n° 146 p. 51 de janvier 2019). En juin 2019, Samstag (Samedi) avait clôturé la saison de la Cité de la Musique (voir O. M. n° 153 p. 70 de septembre). Désormais associé au « Festival d’Automne », à Paris, Le Balcon affronte ici un espace plus vaste, celui de la Grande Salle de la Philharmonie.

Licht, rappelons-le, est conçu comme un rituel total, au sens wagnérien, une combinaison de sons, de mots, de gestes, de couleurs et d’objets, sous l’égide de trois personnages ou incarnations spirituelles : Michael (Michel), à la fois Hermès, Thor, Jésus, voire Siegfried ; Eva (Ève), mère, séductrice, Vierge Marie, Aphrodite ou Lilith ; et Luzifer (Lucifer), l’esprit qui nie, insensible aux promesses de la réincarnation et frère « négatif » de Michael.

Dienstag se concentre sur la relation conflictuelle entre Michael et Luzifer, avec un Prologue, Dienstags-Gruss (Salut du Mardi), suivi de deux actes : Jahreslauf (La Course des années) et Invasion-Explosion mit Abschied (Invasion-Explosion avec Adieu). Disposés de part et d’autre de la scène telles des tribunes, deux ensembles de cuivres, synthétiseurs et chœurs s’affrontent musicalement, dirigés séparément par Maxime Pascal et Richard Wilberforce.

Impossible de ne pas songer aux appels de cuivres qui parcourent l’œuvre de Messiaen, ancien maître de Stockhausen, dès les premiers accords martelés du Prologue, confié expressément à neuf trompettes et neuf trombones. Stockhausen a placé son ouvrage sous les auspices d’une expérience sensorielle acoustique : le son s’élève et enfle parmi les deux chœurs comme une voûte céleste, durant une vingtaine de minutes – c’est moins un affrontement qu’une nappe de sons statiques, que les deux chefs orchestrent comme une succession de vagues, où apparaît, à trois reprises, la voix solitaire d’Eva (la soprano Elise Chauvin).

Retour sur le plateau pour l’acte I, dont la composition remonte aux premières esquisses de Licht, en 1977. La partition demeure influencée par le théâtre gagaku, découvert lors d’un séjour au Japon : elle épouse le rite de cette ancienne musique de cour raffinée, qui entremêle chant, danse et percussion selon un canevas millimétré.

Quatre coureurs dessinent au sol, du millénaire à l’année, en passant par le siècle et la décennie, le chiffre 2020. À la lenteur du geste répond en écho la sonorité grêle de la clochette, de l’harmonium, du saxophone, de la guitare et du tambour : transposition occidentale de l’instrumentarium nippon, jusqu’à la présence d’un arbitre, le comédien Thibaut Thezan, qui calque ses inflexions vocales – parfois comiques – sur celles des chanteurs du Pavillon aux pivoines, célèbre épopée chinoise du XVIe siècle.

Même si certaines sonorités des synthétiseurs, très « space rock », peuvent rappeler celles qui utilisent le rythme de séquenceurs, d’une tout autre nature s’avère l’acte II, basé sur une partition électronique qui exploite les ultimes recherches sur la spatialisation du son. Une musique écrite sur huit pistes et projetée par huit groupes de haut-parleurs.

Le Balcon se retrouve ici en osmose avec sa conception spatialisée de couches sonores individualisées et indépendantes, précédemment mise en pratique chez Michaël Levinas et Pierre Henry. L’auditeur se trouve enveloppé dans le son avec, face à lui, l’image projetée d’un précipice rocheux. Au plafond, dans un déluge d’éclairs, tournoient des avions qui viennent s’écraser sur le devant. Le metteur en scène Damien Bigourdan et le vidéaste Nieto ont perçu, dans cet épisode, les sources biographiques de la partition, le compositeur ayant connu la guerre dans son enfance.

Ici, le mouvement sonore devient « polyspatial », et Stockhausen n’a pas son pareil pour associer sons électroniques et instrumentaux – jusqu’à l’épisode intermédiaire Pietà, pour soprano (Léa Trommenschlager) et bugle où, dans une relative accalmie, Henri Deléger développe une nouvelle technique de jeu, basée sur des glissandi de sons tenus pour son instrument.

Le final est un formidable pied de nez à ce qui vient de se dérouler avec, sur le chœur exultant, l’apparition du personnage déluré de Synthi-Fou, entouré de claviers numériques et de haut-parleurs, qui « gagne à son bonheur les belligérants, qui s’arrêtent et le regardent, fascinés. » Une nouvelle fois, Maxime Pascal et ses brillants interprètes se montrent en osmose avec ce cycle opératique délirant et cosmique de toute une vie.

Prochain rendez-vous avec Montag (Lundi), toujours à la Philharmonie de Paris, le 15 novembre 2021.

FRANCK MALLET

PHOTO © LE BALCON

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