Grand Théâtre Massenet, 8 mars
Qu’il y ait des oublis mérités et de vaines exhumations, comment le savoir si l’on n’essaie jamais ? Longtemps éclipsé par wagnérisme et debussysme dominants, voire par la présence récurrente de Massenet, Benjamin Godard (1849-1895) n’était plus guère connu que par la « Berceuse » de Jocelyn, lorsque le Palazzetto Bru Zane réédita la partition de Dante (Paris, 1890), produisant à Munich, puis à Versailles, en 2016, une version de concert, accompagnée d’un enregistrement discographique (voir O. M. n° 115 p. 76 de mars 2016 & n° 133 p. 73 de novembre 2017). L’oubli était injuste, comme le confirme la magistrale recréation scénique offerte par l’Opéra de Saint-Étienne.
Édouard Blau, librettiste de Werther, du Roi d’Ys, mais aussi de Belle Lurette d’Offenbach, porte à la scène deux épisodes de l’Enfer et du Paradis du penseur florentin et sait, avec habileté, unir l’arrière-plan historique et politique à l’aspiration spirituelle, dans une interrogation sur l’acte créateur digne de Berlioz. Le raffinement harmonique caractérise un langage à la fois composite et profondément personnel, les transitions orchestrales d’un climat à l’autre créant un vrai drame lyrique.
L’Enfer commence comme un récit de voyage : « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure. » La mise en scène de Jean-Romain Vesperini s’attache à suggérer l’itinéraire que les changements de lieux symbolisent, sans le pittoresque superficiel des reconstitutions historiques, mais en faisant appel à l’imagination du spectateur.
Le décor de Bruno de Lavenère (un lieu unique délimité par les colonnes d’un temple, une passerelle entre deux spirales mystiques, un plateau tournant permettant la continuité dramatique dans l’errance), les costumes de Cédric Tirado, la sobriété des couleurs (bleu passé et rouge coq de roche pour les Guelfes et les Gibelins, robe violette de Gemma, robe azurée de Béatrice), les maquillages audacieux des damnés, les impressionnants effets spéciaux concourent au mystère.
La distribution réunit les chanteurs-acteurs capables de relever un tel défi. Dans une implication complète et une intelligibilité qui rend superflu le surtitrage, le ténor Paul Gaugler assume vaillamment le rôle écrasant et changeant du poète, du gonfalonier, de l’exilé, de l’initié à la recherche du savoir. La richesse du médium ne compromet pas le passage à l’aigu, souvent sollicité.
En Béatrice, la soprano Sophie Marin-Degor a la sensibilité et la dignité de Blanche de la Force et Madame Lidoine. La souple oscillation mélodique laisse pressentir le chemin qui va de Massenet à Debussy. Rozenn, Juliette ne sont pas loin, mais elle les transcende, véritable guide spirituel.
Pour le rôle contrasté de Bardi, les qualités d’un Posa et d’un Iago sont requises, mais avec un curieux retour du second au premier : ami (acte I), puis conspirateur jaloux vindicatif (acte II), et enfin touché par le repentir (acte IV). Chez le baryton Jérôme Boutillier, le timbre, l’émission, la diction sont au-dessus de l’éloge. Jamais il ne force, toujours il impose un caractère avec une aisance scénique confondante.
Le riche mezzo d’Aurhelia Varak sert avec grandeur le rôle de Gemma, confidente de Béatrice, mais éprise de Dante. Ses duos avec Bardi et avec Béatrice, son dernier air évoquant le lys qui va rejoindre le Ciel, ménagent des moments d’émotion pure.
Frédéric Caton, maître virgilien, devient Virgile lui-même au cours du rêve de Dante, avec l’autorité de sa basse sombre et la noblesse de son allure. Le ténor Jean-François Novelli, en Héraut, proclame la souveraineté de Charles de Valois sur Florence abandonnée par les siens, en une belle déclamation.
Préparé par Laurent Touche, le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire se montre le protagoniste puissant ou sarcastique des scènes politiques, au cours de l’insurrection qui livre Florence à Valois et exile Dante, où l’on retrouve des réminiscences de Roméo et Juliette et de Carmen. Il atteint l’excellence dans la chorégraphie virevoltante des damnés, pour s’élever au séraphique de la scène finale.
Enfin, le jeune Mihhail Gerts dirige, avec une sobriété experte, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire au plus haut de sa cohésion et de sa subtilité, où la force s’allie à la délicatesse.
PATRICE HENRIOT
PHOTO © OPÉRA DE SAINT-ÉTIENNE/CYRILLE CAUVET