Théâtre du Capitole, 3 février
« Avis aux directeurs de théâtre ayant envie de monter Lucrezia Borgia : inutile d’engager les frais d’une nouvelle production, celle-ci [mise en scène par Emilio Sagi] a tous les atouts pour faire le bonheur du public ! », écrivions-nous en conclusion de notre compte rendu des représentations données au Palau de les Arts « Reina Sofia » de Valence, en 2017 (voir O. M. n° 128 p. 70 de mai). La reprise, au Théâtre du Capitole, de ce spectacle à la fois luxueux et atemporel, avec un autre chef et une distribution renouvelée, a confirmé notre première impression, les Toulousains réservant à l’ensemble un accueil délirant.
Nous attendions beaucoup de la première Lucrezia Borgia d’Annick Massis, nouvelle étape d’un parcours donizettien marqué de superbes réussites (Lucia di Lammermoor, Maria di Rohan, Maria Stuarda…). Mais la soprano française, connue pour sa retenue et son irréprochable correction vocale et stylistique, nous a totalement pris par surprise en se jetant dans le rôle avec une fougue et une intensité inédites.
La précision du chant, la perfection de la technique, le sens des nuances, la variété du phrasé, la facilité de l’aigu, sont toujours au rendez-vous. Ce qui étonne, c’est la violence des accents, en particulier dans l’affrontement avec Alfonso, à la fin de l’acte I, et dans la scène finale. Grâce à un registre grave libéré de toute entrave, Annick Massis endosse avec un aplomb stupéfiant les atours de la grande tragédienne romantique, en évitant tout effet expressionniste dans l’expression de la haine ou de la douleur.
Après pareil accomplissement, on rêve de l’entendre en Paolina de Poliuto, Parisina ou Gemma di Vergy, voire, pour sortir de Donizetti, en Semiramide ou Imogene d’Il pirata. Surtout, on aimerait qu’elle revienne à Maria Stuarda, pour compléter un portrait certes convaincant (à Marseille comme à Monte-Carlo), mais un peu trop tourné vers l’aspect victimaire de la reine d’Écosse.
Seul autre élément féminin du plateau, Eléonore Pancrazi déploie une jolie voix de mezzo-soprano aigu n’ayant pas grand-chose à partager avec le grand contralto colorature de Maffio Orsini. Mais elle le fait avec tellement de souplesse technique et d’intelligence que l’on croit en son personnage, la projection et l’impact du grave ne faisant vraiment défaut que dans le duo avec Gennaro, à l’acte II.
Remplaçant Roberto Scandiuzzi, initialement annoncé, Andreas Bauer Kanabas n’est pas davantage la basse aiguë d’école rossinienne exigée par Alfonso d’Este ; comme nous avions pu le constater l’été dernier, au Festival de Peralada, en Sarastro, ce membre de la troupe de l’Opéra de Francfort est plus proche de la basse profonde. Sa puissance fait donc de l’effet, mais sa ligne de chant n’est pas suffisamment raffinée pour rendre justice aux subtilités de l’écriture donizettienne.
En revanche, Mert Süngu, égaré en Pâris de La Belle Hélène, au Châtelet, en 2015, trouve avec Gennaro un emploi idéalement adapté à ses moyens. Le jeune ténor turc, à 33 ans, possède tout le bagage rossinien requis : souffle long et scrupuleusement contrôlé, aigu projeté avec franchise, phrasé poétique et charmeur. Du coup, l’ajout, au début de l’acte II, de l’air d’insertion « Com’è soave… Anch’io provai le tenere », écrit en 1839 pour le légendaire Mario, à l’occasion de la première londonienne de Lucrezia Borgia, se justifie tout à fait.
À Valence, en effet, étant donné les limites de l’interprète de Gennaro, il valait mieux s’en tenir à la lettre de la version originale de 1833, dont l’une des particularités est de n’offrir au ténor aucun air véritable. Quand on dispose d’un chanteur capable de leur rendre justice, il est, en revanche, pertinent d’introduire l’un des morceaux réclamés à Donizetti par les plus célèbres gosiers de son époque. Alfredo Kraus, par exemple, avait une prédilection pour « Partir deggio… T’amo qual s’ama un angelo », composé en 1838 pour Nicola Ivanoff.
Une autre particularité de l’ouvrage est sa pléthore de rôles de complément, dont certains n’ont rien de secondaire. Christophe Ghristi, directeur artistique du Capitole, a donc eu raison de faire appel à Thomas Bettinger et Julien Véronèse pour Rustighello et Gubetta. Habitués à des emplois plus exposés, ténor et baryton-basse confèrent un relief saisissant aux âmes damnées d’Alfonso et Lucrezia.
À Valence, les errances d’un Fabio Biondi fourvoyé dans ce répertoire avaient lourdement pesé sur la soirée. À Toulouse, à la tête d’un Orchestre National du Capitole sans reproche et d’un Chœur brillant, Giacomo Sagripanti trouve le juste équilibre entre raffinements belcantistes et paroxysmes tragiques, en veillant à constamment soutenir les chanteurs.
RICHARD MARTET
PHOTO : © PATRICE NIN