On attendait beaucoup du retour du Savetier du Caire sur la scène de l’Opéra-Comique. Le résultat s’est avéré à la hauteur des espérances, tant sur le plan visuel que vocal et orchestral.
Sauf erreur, on n’avait plus vu Mârouf sur une scène parisienne depuis les années 1950. La nouvelle production de l’Opéra-Comique remet sous les projecteurs un ouvrage charmant et l’accueil triomphal du public confirme qu’un divertissement aussi exceptionnel n’a aucune peine à séduire les plus endurcis.
Pourquoi le gentil Savetier du Caire était-il tombé dans les oubliettes depuis si longtemps, hormis quelques réapparitions sporadiques en province ? À cause de l’attitude bien peu sympathique du compositeur, Henri Rabaud (1873-1949), pendant la Seconde Guerre mondiale ? Elle ne fut pas pire que celle d’Alfred Cortot. Ou du « politiquement correct » actuel, qui fait que l’on prend avec des pincettes tout ce qui risque de froisser certaines susceptibilités ? Rien n’est pourtant choquant dans cette fantaisie orientale, qui évite toute caricature déplacée. La musique en serait-elle désuète ? Pas plus que celle de Ravel ou de Debussy – sa texture instrumentale fait parfois penser à cette dernière. Quant au livret de Lucien Népoty, il porte quelques rides sans gravité. C’est à n’y rien comprendre, si ce n’est que la diminution du nombre de représentations, qui a frappé tous les théâtres et appauvri le répertoire, a sa part de responsabilité dans l’affaire, plus que le goût ou la mode.
À la tête d’un Philharmonique de Radio France en pleine forme, Alain Altinoglu exalte les couleurs d’une partition somptueuse, dose savamment les sonorités, et réussit à ne pas se laisser piéger par l’acoustique trompeuse de Favart, une salle où souvent les orchestres paraissent jouer trop fort et couvrent les voix. Sa direction souple et ferme est l’un des atouts maîtres de cette soirée, tout comme l’attention qu’il porte aux chanteurs et aux choristes d’Accentus.
Sous sa houlette évolue une distribution épatante. Même si son aigu forte bouge encore et si, dans le même registre, sa diction n’est pas toujours impeccable, Nathalie Manfrino est une Princesse Saamcheddine délurée ; son naturel s’oppose à tout ce qui, dans ce rôle, pourrait être affecté et maniéré. Doris Lamprecht est Fattoumah, épouse « calamiteuse », glapissante et exaspérante, mettant à profit ses âpretés vocales pour mieux cerner son personnage.
Le Sultan envieux et sans scrupule de Nicolas Courjal, le Vizir fourbe et cruel de Franck Leguérinel, qui a tout appris de son homologue Iznogoud, le généreux ami Ali de Frédéric Goncalves, et le non moins aimable pâtissier Ahmad de Luc Bertin-Hugault forment un quatuor de « clés de fa » qui n’a aucun mal à s’imposer dans une œuvre n’accordant qu’une place limitée aux ténors – Christophe Mortagne, en Fellah, relève le gant, émission franche et claire, diction mordante.
Que n’a-t-on pas dit de Jean-Sébastien Bou ? Son incarnation de Mârouf est un modèle : pauvre travailleur injustement méprisé, marin abandonné après un naufrage et pris au piège de son rêve, amoureux ébloui, toute la gamme de ses sentiments et de ses états d’âme passe dans cette voix ronde et chaleureuse, dans cette élocution lumineuse. Le comédien est à l’égal du musicien et du chanteur : bondissant, juvénile, irrésistible. Tout juste après son interprétation époustouflante du rôle-titre dans Claude de Thierry Escaich et Robert Badinter, Bou trouve en Mârouf une autre occasion de montrer qu’il est l’un des meilleurs barytons français du moment, de ces vrais artistes qui ne conçoivent leur métier que comme une prise de risque permanente et sont, pour cela, uniques.
L’exotisme porte chance à Jérôme Deschamps, qui retrouve ici la veine de sa sympathique mise en scène de Die Entführung aus dem Serail et traite ce conte des Mille et Une Nuits avec humour et finesse, lui donnant le rythme, la gaieté, la tendresse dont il a besoin dans une atmosphère de bande dessinée. Les décors très épurés d’Olivia Fercioni, qui évitent le faux pittoresque, les costumes inventifs et drôles de Vanessa Sannino, la chorégraphie spirituelle de la Compagnie Peeping Tom, rien n’est laissé au hasard.
Après une délicieuse Ciboulette, l’Opéra-Comique poursuit sa résurrection patrimoniale et conclut sa saison sur un succès mérité, à ranger parmi les spectacles qui font du bien à l’esprit et au cœur