Opéra Confluence, 20 novembre
Il est toujours singulier d’assister, de la salle, à une représentation lyrique privée de spectateurs. Les chanteurs, les musiciens, les techniciens, tout le monde est à son affaire… mais les sièges sont vides. En ce 20 novembre, à l’Opéra Confluence, on joue pour une retransmission en direct sur la propre chaîne de l’Opéra Grand Avignon, ainsi que sur YouTube, et il faut donc se figurer le public, à défaut de sentir sa présence réelle. On applaudit donc à la persévérance de tous ceux qui ont permis à la création du Messie du peuple chauve, opéra commandé au compositeur français Éric Breton (né en 1954), d’avoir lieu envers et contre tous les virus.
Il était, du reste, presque naturel que cet ouvrage voie le jour, car il aborde un sujet situé au premier rang de nos inquiétudes : celui du devenir de l’humanité sur une planète dévastée. Éric Breton s’est inspiré d’un roman d’Augustin Billetdoux, publié en 2012, pour élaborer lui-même un livret qui établit un parallèle audacieux entre la déforestation galopante et la calvitie dont est victime un peuple, ou plutôt une diaspora constituée d’individus qui finissent par se réunir et, sous la houlette de Simon, marchent vers l’ONU. Car il s’agit de défendre leur cause, c’est-à-dire celle des arbres, c’est-à-dire celle de la vie.
Le sujet est généreux, mais est-il convaincant à l’opéra ? Les plaidoyers politiques ou humanistes, aussi visionnaires soient-ils, méritent d’être soutenus par un propos dramatique et incarnés par des personnages héroïques ou misérables ; à cet égard, l’ouvrage d’Éric Breton ressemble davantage à une « Passion », comme son titre d’ailleurs le laisse entendre, qu’à un opéra.
La musique va dans ce sens. Franchement tonale, de temps en temps parodique (génériques de télévision, défilés officiels, etc.), elle se souvient parfois de Debussy, de Poulenc, voire de Bernstein, et cherche davantage à émouvoir qu’à étonner. Le compositeur privilégie les atmosphères méditatives, comme l’annonce la couleur poignante du cor anglais, qui ouvre la partition et intervient à plusieurs reprises pour souligner la gravité du propos.
Les cuivres sont utilisés avec économie, cependant que les percussions soulignent les ostinatos et accompagnent l’angoissant crescendo sur les mots « Combien de millions sommes-nous ? », qui est l’un des sommets de la partition. Les interludes instrumentaux assurent l’enchaînement des scènes et balisent une partition davantage habitée par les interrogations intérieures que par l’urgence.
La mise en scène, un peu paresseuse, achève de faire de ce Messie un oratorio. Disciple de Robert Wilson, Charles Chemin soigne ses lumières et utilise avec bonheur les ombres chinoises, qui permettent au danseur et aux trois danseuses d’apporter au spectacle une animation bienvenue. L’un des meilleurs moments est sans doute l’astucieux ballet de la femme de ménage qui finit, d’un coup de balai, par faire apparaître le logo de l’ONU.
Le Chœur de l’Opéra Grand Avignon, dont le rôle est essentiel, entre et sort avec lenteur, ou s’avance de manière hiératique vers l’avant-scène ; il est rejoint, à la fin, par la Maîtrise. Simon, le personnage principal, passe beaucoup de temps, lui aussi, à l’avant-scène, assis devant son ordinateur. Au-dessus d’eux, une boule lumineuse vient parfois semer le trouble, mais reste un accessoire peu exploité.
La distribution a été pensée avec intelligence. Pierre-Antoine Chaumien n’a rien d’un ténor claironnant, mais tout d’un chanteur sensible. Messie malgré lui, il est entouré de trois femmes, dont le rôle reste ambigu. Si la soprano Lydia Mayo incarne une Mère consolatrice, on distingue plus difficilement en quoi, dramatiquement, Elsa et M.M se différencient, même si, vocalement, tout les oppose.
Chloé Chaume apporte la clarté de son soprano, et Marie Kalinine, la puissance de son mezzo un peu sauvage, mais justement : on aurait aimé que cette dernière, dont le personnage est trop timide, puisse davantage exprimer ses talents et marquer le contraste. De même, le beau timbre de basse d’Adrien Djouadou aurait mérité que le rôle de Judas ne se limite pas à quelques répliques.
L’Opéra Confluence, tout provisoire qu’il est, a ses vertus et ne favorise pas exagérément les instruments ou les voix. Mais l’obligation de distanciation, contraignant les musiciens de s’espacer les uns des autres, rend ici plus délicate la tâche du chef, les bois et les percussions étant rejetés hors de la fosse, côté jardin pour les uns, côté cour pour les autres.
Faire jouer ensemble, à l’occasion d’une création, des musiciens qui ne s’entendent pas, est chose périlleuse, mais Samuel Jean, à la tête de l’Orchestre National Avignon-Provence, relève le défi : les tenues des cordes sonnent bien, les bois sont volubiles, et les percussions dosent leurs effets. Il y a, dans la direction du chef français, un mouvement d’ensemble qui fait du Messie du peuple chauve une noble déploration.
CHRISTIAN WASSELIN
PHOTO © CÉDRIC & MICKAËL/STUDIO DELESTRADE AVIGNON