On ne sort pas indemne du Cosi fan tutte mis en scène par le réalisateur autrichien à Madrid, dans ce style si particulier que les cinéphiles connaissent bien depuis La Pianiste, Caché et Le Ruban blanc. Michael Haneke, déjà parti à Los Angeles recevoir l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour Amour, n’est pas apparu au rideau final, le soir de la première. Il aurait pourtant mérité d’être salué en direct pour la qualité de son travail, l’un des plus intelligents et des plus percutants dont le chef-d’œuvre mozartien ait jamais bénéficié.
Grâce à Gerard Mortier, Michael Haneke a enfin eu l’opportunité de mettre en scène le Cosi fan tutte dont il rêvait. Don Giovanni à l’Opéra National de Paris, en 2006, qui marquait ses débuts dans l’univers lyrique, n’était en effet qu’un deuxième choix, rendu nécessaire par le fait que Cosi avait déjà été confié à Patrice Chéreau.
J’avais personnellement détesté la production de Don Giovanni ; j’ai, en revanche, adoré ce que j’ai vu au Teatro Real – le lecteur me pardonnera ce passage à la première personne du singulier, bannie des comptes rendus par l’usage mais de circonstance, étant donné le caractère éminemment personnel des réactions que suscite le travail du réalisateur autrichien, à l’opéra comme au cinéma et au théâtre.
La démarche, pourtant, est aussi contraignante que dans Don Giovanni, pliant musique, chanteurs et chef à la volonté implacable d’un démiurge. Sauf que, cette fois, tout fonctionne, au point que j’ai eu l’impression de redécouvrir un opéra dont j’avais fini par me lasser, à force d’assister à des concerts en robes à paniers et perruques poudrées, sur fond de baie de Naples et de ciel bleu.
Le premier coup de génie de Haneke est justement de respecter ce cadre visuel traditionnel, en le distanciant par des références à l’époque actuelle. Ainsi du très beau décor unique de Christoph Kanter : à l’arrière-plan, une terrasse à colonnade et un ciel d’azur (puis nocturne) ; au premier, un intérieur plutôt contemporain, avec des banquettes en toile écrue, des rayonnages bas chargés de livres, un bar-frigo encastré et une cheminée où brûle un vrai feu. De grands rideaux blancs et des parois vitrées séparent, quand il le faut, les deux espaces.
Ainsi, également, des superbes costumes de Moidele Bickel, qui mélangent les époques. Neuf fois sur dix, le procédé conduit droit à l’incohérence et à l’échec. Ici s’établissent d’intelligentes correspondances entre les siècles, sans que l’habit XVIIIe de Don Alfonso ne jure avec le tailleur-pantalon noir de Dorabella, ou la jupette et le débardeur rouges de Fiordiligi. La qualité et la variété des lumières d’Urs Schönebaum complètent la réussite, tantôt délivrées par les projecteurs, tantôt distillées par des chandelles savamment agencées (sublime « Secondate aurete amiche » !).
Un cadre reste un cadre, et il faut savoir ensuite l’utiliser. Michael Haneke en exploite ici toutes les virtualités, pour signer une mise en scène d’une lisibilité et d’une cohérence sans faille – ce qui n’était vraiment pas le cas dans Don Giovanni ! Exploitant les moindres doubles sens du texte de Da Ponte, qu’il a fait travailler d’arrache-pied aux chanteurs, en particulier dans des récitatifs d’une verve et d’une subtilité éblouissantes, il en tire de captivantes idées de mise en scène.
L’action commence sur la terrasse : Don Alfonso et Despina (apparemment son épouse, en pyjama d’intérieur blanc ultra-chic) y accueillent leurs invités, parmi lesquels les deux couples d’amants. Très vite, un jeu d’une perversité infinie se met en place. Déroulé sous le regard des autres (chacun observe chacun, avec des personnages présents à des moments où le livret ne le prévoit pas), il ne sacrifie aucune des problématiques de la pièce : ni celle du travestissement (Despina se déguise toujours en médecin et en notaire), ni celle de l’ambivalence du sentiment amoureux, ni celle de la violence faite aux femmes.
Haneke est très sensible à celle-ci, qu’il illustre avec une direction d’acteurs exceptionnellement aiguisée, d’un réalisme particulièrement poussé. Il n’est certes pas le premier à révéler, derrière le ton apparemment badin de l’intrigue, l’amertume et la cruauté. Mais personne, avant lui, n’était allé aussi loin dans le rapport au corps et l’exaspération des contacts physiques, sans susciter pourtant un malaise comparable à celui de son film La Pianiste, aussi fascinant que dérangeant.
Guglielmo moleste Dorabella après qu’elle l’a trahi, Don Alfonso use de la violence pour contraindre son « épouse » à tenir son rôle (incroyable jeu sur le sens des mots « serva » et « servire », évoquant aussi bien la domestique que la femme soumise aux désirs de son mari), jusqu’à une étourdissante scène finale, menée à un rythme d’enfer.
Ostensiblement réticentes à revenir vers leurs partenaires d’origine, les jeunes filles ne leur en demeurent pas moins attachées, à l’instar, d’ailleurs, de leurs compagnons. Écartelés entre deux objets de désir, les amants hésitent jusqu’au bout et se tirent par le bras dans des directions opposées, en une chaîne humaine à laquelle Don Alfonso et Despina viennent se joindre. Sur le dernier accord, la chaîne se rompt, laissant les six protagonistes éparpillés sur le plateau.
Choisie au terme d’un long processus de sélection, auquel Michael Haneke a participé de bout en bout, la distribution est d’une crédibilité scénique absolue. Elle est, en plus, excellente sur le plan vocal, ce qui n’est pas toujours gagné d’avance quand un metteur en scène s’appuie à ce point sur le physique de ses interprètes. Anett Fritsch et Paola Gardina, par exemple, sont jeunes et ravissantes. Mais elles ne sont pas que cela. La première, Fiordiligi à l’aigu puissant et tranchant, possède dans le timbre une vibration qui émeut. La seconde apporte à Dorabella une émission sûre et une belle variété dans le phrasé. Dommage que Haneke ait estimé nécessaire de couper son deuxième air…
Très sûr également, Juan Francisco Gatell manque un peu de séduction en Ferrando, l’instrument sonnant décidément trop nasal dans « Un aura amorosa ». On lui préfère le Guglielmo d’Andreas Wolf, formidable espoir du chant allemand, au timbre chaleureux et à la projection pleine d’aisance. Le vétéran William Shimell, comédien toujours aussi exceptionnel, accuse beaucoup moins qu’on ne pouvait le craindre le passage des ans. Kerstin Avemo, enfin, dotée d’une voix corsée et facile, est parfaite en Despina.
Reste Sylvain Cambreling, qui, une fois encore, a l’immense mérite de se mettre entièrement au service du plateau. Il a travaillé près de deux mois avec Michael Haneke, tous les jours, et cela s’entend. Sa direction épouse les moindres variations de la mise en scène – au risque de sonner parfois trop lourde, trop carrée ou trop bruyante – et se plie sans rechigner aux longues pauses imposées dans les récitatifs. On peut rêver d’une autre manière de jouer Mozart, mais certainement pas dans ce contexte dramaturgique et visuel.
Coproduit avec la Monnaie de Bruxelles, ce spectacle, répété pendant des semaines et fignolé jusqu’au plus infime détail, y sera repris le mois prochain, avec la même distribution mais un autre chef. Comment Ludovic Morlot se glissera-t-il dans ce qu’il faut bien appeler le « carcan » Haneke ? Y réussira-t-il ou trahira-t-il le même malaise que Philippe Jordan lors de la dernière reprise de Don Giovanni à la Bastille, en 2012 ? Réponse le 23 mai.