Comptes rendus Le choc du contemporain à Berlin
Comptes rendus

Le choc du contemporain à Berlin

12/12/2019

Deutsche Oper, 30 novembre

On avait été un peu sévère avec Infinite Now, le précédent ouvrage de Chaya Czernowin, créé à l’Opera Vlaanderen, au printemps 2017 (voir O. M n° 129 p. 44 de juin). Mais il est vrai que cette œuvre de la compositrice israélienne (née en 1957), qui traitait de la Première Guerre mondiale et était chantée en plusieurs langues, durait deux heures et demie sans interruption et demandait au spectateur des efforts d’attention particuliers.

Le nouvel opus que Chaya Czernowin vient de créer au Deutsche Oper de Berlin n’est pas moins exigeant. Heart Chamber témoigne même d’une plus grande radicalité et encore davantage d’abstraction dans le propos, comme dans l’écriture musicale. Mais il ne dure qu’une heure et demie et parvient, par sa concision et sa concentration, à faire que l’attention ne se relâche jamais.

Le livret, écrit en anglais par la compositrice elle-même, est plutôt un non-livret. Il raconte la rencontre et l’histoire d’amour entre un homme et une femme non identifiés. D’après Chaya Czernowin, il s’agit d’une « chaîne de situations reliées les unes aux autres, de rêves, de moments charnières quand quelque chose s’ouvre ou se ferme, à mesure que des changements tectoniques se produisent dans le paysage mental des amants ».

En fait, on ne sait jamais si les situations sont réelles ou si elles sont imaginées. On est toujours dans une forme d’incertitude, d’autant que chaque « personnage » est doublé par une « voix intérieure », qui fait que l’action se situe aussi bien dans une réalité objective que dans le commentaire, à l’extérieur comme à l’intérieur, dans le conscient comme dans l’inconscient.

Cette dualité est aussi ce qui guide l’écriture musicale, puisqu’un personnage n’apparaît jamais sans sa voix intérieure (tout habillée de noir) et que celle-ci correspond à son négatif sur le plan de la tessiture. Ainsi le rôle de la « femme », écrit pour un soprano léger, est-il accompagné d’une « voix intérieure » dévolue à un contralto, tandis que l’« homme », un baryton, n’existe pas sans son « double », un contre-ténor. Cette répartition permet à Chaya Czernowin de couvrir toute l’étendue des registres vocaux, témoignant de sa grande connaissance et de son respect des règles opératiques.

Car il faut beaucoup de savoir et d’intelligence, pour qu’une analyse aussi froide et cérébrale du sentiment humain ne vire pas à l’exercice rébarbatif et pesant. La compositrice y parvient en usant de toutes les possibilités de l’orchestre, amplifié et modifié par l’électronique. Et ce n’est pas d’une formation de chambre qu’il s’agit, mais bien de la phalange du Deutsche Oper, à laquelle se joignent un chœur de seize chanteurs, un saxophone, un piano et une guitare électrique.

Avec tous les moyens mis à sa disposition, Chaya Czernowin a écrit une partition d’une ampleur exceptionnelle, passant du simple bruit (parfois des feuilles dans le vent) à des envolées lyriques qui font appel à l’ensemble des intervenants. L’opéra, que l’on hésite à qualifier de chef-d’œuvre, s’ouvre par un solo de contrebasse : joué par Uli Fussenegger, il dure plusieurs minutes et déploie, tout au long de son exécution, des formes qui lui sont vraiment propres.

La réussite ne serait pas aussi accomplie sans la mise en scène de Claus Guth. Utilisant une tournette qui fait alterner les moments d’intimité avec ceux où les personnages sont confrontés à la foule, elle focalise sur des instants clés, où tout se joue ou pourrait se jouer, où l’on regrette, dès son geste accompli, et recommence pour mieux faire cette fois.

Claus Guth est beaucoup aidé par une vidéo qui passe du noir et blanc à la couleur, et montre les chanteurs en proie à leurs doutes et à leurs inquiétudes, déambulant dans les rues de la ville (la solitude, même dans le couple, est bien sûr une des grandes thématiques du spectacle).

Chose rare dans le domaine de l’opéra contemporain, ce sont deux vedettes du répertoire classique, Patrizia Ciofi et Dietrich Henschel, qui interprètent les premiers rôles.Non seulement ils se montrent complètement habités par leurs personnages, mais leurs « doubles » – Noa Frenkel et Terry Wey, qui avaient déjà créé Infinite Now – leur donnent, par complémentarité, une richesse encore plus grande sur le plan musical. On félicite enfin le chef, Johannes Kalitzke, pour la précision et la justesse avec lesquelles il fait tenir tout l’édifice.

Une grande soirée, ultra-contemporaine et incroyablement réussie.

PATRICK SCEMAMA

PHOTO © MICHAEL TRIPPEL

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