Teatro Donizetti, 21 novembre
Depuis la parution de l’intégrale CD Opera Rara, on en sait davantage sur L’Ange de Nisida, cet opéra français en quatre actes, avec récitatifs chantés, écrit par Donizetti, en 1839, jamais représenté suite à la banqueroute du Théâtre de la Renaissance pendant les répétitions, et pour partie recyclé par le compositeur dans La Favorite, sur un canevas dramatique identique (voir O. M. n° 151 p. 79 de juin 2019).
En 2008, à la demande de l’Université de Southampton, la musicologue italienne Candida Mantica a entrepris de reconstituer la partition, à partir des livrets manuscrits parvenus jusqu’à elle et d’une impressionnante quantité de pages de musique autographes, conservées dans le désordre à la Bibliothèque Nationale de France. Le résultat de ses efforts (environ 97 % de l’opéra !) a été joué à Londres, en version de concert, en 2018, sous les auspices d’Opera Rara, moyennant l’ajout d’un prélude et de brefs fragments de récitatif, écrits par Martin Fitzpatrick.
Manquait encore la consécration scénique, dont l’honneur est logiquement revenu au Festival « Donizetti Opera » de Bergame. Pour l’occasion, dans le souci de rester le plus fidèle possible au compositeur, les compléments de Fitzpatrick ont été écartés, les chanteurs mimant les récitatifs manquants. Et, pour coller encore davantage au caractère expérimental de l’opération, Francesco Micheli, directeur artistique de la manifestation, a choisi d’inscrire sa mise en scène dans le chantier de restauration du Teatro Donizetti.
L’action se déroule au parterre, vidé de ses fauteuils, suivie par le public depuis les loges et une tribune provisoire construite sur le plateau. L’orchestre et le chef sont à leur place, dans la fosse, mais tournés vers la salle et non plus vers la scène.
Pendant la première partie du spectacle, le décor reproduit un amoncellement de feuilles de papier dispersées sur le sol – évidente référence au travail de reconstruction de Candida Mantica –, sur lequel sont projetées des cartes et gravures d’époque représentant l’île de Nisida, tout près de Naples. Dans la deuxième partie, Francesco Micheli vise davantage au dépouillement : plateau nu et luisant, où se reflètent le lustre du théâtre, abaissé quasiment à terre, et les costumes de papier colorés, que l’on déchire pendant la cérémonie du mariage de l’acte III.
Dans ce dispositif d’une indéniable puissance suggestive, le metteur en scène explore le sentiment amoureux sous deux facettes : d’un côté, la passion platonique et idéaliste de Leone (qui deviendra Fernand dans La Favorite) pour Sylvia (la future Léonor) ; de l’autre, la passion physique et adultère du roi de Naples, Don Fernand d’Aragon (futur Alphonse XI de Castille) pour sa maîtresse. Entre les deux, s’inscrivent les hésitations tragiques de l’héroïne, écartelée entre ces deux figures masculines.
Le grand mérite des chanteurs est d’adhérer totalement au projet dramaturgique de Francesco Micheli. La soprano russe Lidia Fridman, 23 ans seulement, est absolument idéale en Sylvia. Son physique évanescent, son chant nuancé traduisent toute la fragilité de la jeune femme, victime sans défense d’un univers fait de violence et de domination.
Tout aussi crédible en Leone, le ténor coréen Konu Kim impose un timbre brillant, un aigu percutant et un phrasé soigné. Quant au baryton français Florian Sempey, outre une diction impeccable, il apporte à Don Fernand une émission d’une arrogance exceptionnelle et une remarquable capacité à varier les couleurs et les accents.
Le baryton-basse italien Roberto Lorenzi caractérise avec verve Don Gaspar, le grand chambellan de la cour, dont le caractère comique, plutôt surprenant dans un ouvrage se terminant par la mort de l’héroïne, s’explique par les origines de L’Ange de Nisida. Donizetti réutilisa, en effet, une partie du matériel composé en 1834 pour Adelaide, opéra italien demeuré inachevé, qui, relevant du genre « semi serio », impliquait la présence d’un personnage bouffe.
À la tête d’un orchestre en progrès et d’un chœur globalement satisfaisant (ceux du Festival « Donizetti Opera »), Jean-Luc Tingaud varie bien les climats dans la première partie, en veillant à la flexibilité de l’accompagnement. Dans la deuxième, il traduit, avec la même acuité, le basculement progressif de l’intrigue vers la tragédie la plus sombre.
Très certainement, l’événement de cette édition 2019 du Festival. Et la confirmation que L’Ange de Nisida, loin d’être un simple brouillon de La Favorite, possède une identité propre et, à ce titre, mérite une place sur les affiches.
PAOLO DI FELICE
PHOTO © GIANFRANCO ROTA