Opéra, 28 juin
Fort du succès de sa première mise en scène lyrique, en mars 2019, à Strasbourg, avec Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera, Mariano Pensotti a été réinvité par l’Opéra National du Rhin, pour une nouvelle production de Madama Butterfly. Dans une lecture dépouillée et atemporelle, s’attachant à bannir tout folklore de carte postale – ce dont on ne se plaint pas forcément –, le réalisateur argentin met au centre les problèmes d’identité et d’altérité de l’héroïne, qui n’est plus motivée par son amour éperdu pour un étranger.
Dans cette conception, Cio-Cio-San espère, par son mariage, devenir une autre, en se coupant de ses racines et de son histoire. Pourquoi pas ? Sauf que la radicalité du propos pose problème. D’abord, parce qu’est minimisée, du côté de l’oppresseur, toute la dimension de tourisme sexuel, qui est une forme de colonisation. Ensuite, parce que la geisha et ses amies apparaissant, dès le début, en habits occidentaux, on ne comprend pas l’attrait que peut éprouver un Américain pour un grand mariage « à la japonaise », transformé en pince-fesses mondain.
Par ailleurs, « en un jeu borgésien de reflets et de doubles », nous dit le programme de salle, se met en place une laborieuse « mise en abyme », où l’intrigue de l’opéra évolue en parallèle à l’histoire d’une metteuse en scène montant Madama Butterfly, aujourd’hui, à Strasbourg. D’origine japonaise, mais installée en France depuis des décennies, celle-ci entretient avec ses racines des rapports aussi ambigus que ceux de Cio-Cio-San. Marquée par un lourd passé familial (grands-parents disparus dans le bombardement de Nagasaki, parents s’étant rencontrés sur le tournage du film Hiroshima mon amour…), elle finit par se suicider, une semaine avant la première du spectacle.
Le problème est que ce scénario parallèle s’intègre difficilement au déroulement de l’opéra, via des bandeaux explicatifs, défilant en dessous des surtitres. Le procédé parasite l’action qui se joue sur scène, complique la compréhension de l’intrigue et, au lieu de créer un surplus de sens, annihile l’impact de l’œuvre. On finit par se désintéresser de ce double destin tragique, l’émotion peinant à se frayer un chemin dans ce spectacle conceptuel et glacé.
Pourtant, la compétence et l’implication de Giuliano Carella ne sont pas en cause. Le chef italien se démène sans compter, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg en formation réduite, disposé en fosse et dans les loges d’avant-scène.
D’un plateau solide, se détachent Marie Karall, émouvante Suzuki, Loïc Félix, excellent Goro au timbre percutant et, plus encore, Tassis Christoyannis, Sharpless d’une profonde humanité. On sera plus réservé sur le ténor américain Leonardo Capalbo, Pinkerton plutôt falot, malgré sa belle prestance, et trop souvent à la limite de ses moyens, avec des aigus serrés et laborieux.
La soprano roumaine Brigitta Kele ne convainc guère à son entrée, qui manque de mystère et de fragilité, avec une voix d’emblée trop mûre, voire assez dure, sans ces aigus aériens et émerveillés que l’on attend (le contre-ré bémol piano est, bien sûr, escamoté). Ensuite, son solide métier, son endurance et la sincérité de son engagement forcent le respect, même si on aimerait pouvoir juger de l’impact de sa Cio-Cio-San dans une autre production.
THIERRY GUYENNE
PHOTO © KLARA BECK