Comptes rendus La zarzuela baroque fêtée à Caen
Comptes rendus

La zarzuela baroque fêtée à Caen

27/11/2019

Théâtre, 9 novembre

C’est une première absolue à la scène, depuis la création, sans doute en 1705, et la publication de l’édition critique, en 2017. Et c’est bien une « zarzuela » baroque, malgré la singularité de l’œuvre qui, dans ses deux actes, n’affiche aucun dialogue parlé, en principe de règle dans le genre.

De la « zarzuela », on conserve, en revanche, la distribution presque exclusivement féminine. Et les caractères qui la distinguent de l’opéra proprement dit : à partir de la donnée mythologique (prise chez Ovide), l’étroite imbrication du tragique et du bouffe ; le large recours à la musique populaire, dans les chansons et les airs à refrains, comme dans l’orchestration (castagnettes, guitares et percussions) ; une intrigue assez mince aussi, qui ne s’embarrasse ni de logique, ni du sens de la progression dramatique, le tout dans un langage précieux, parfois même alambiqué.

La partition, quant à elle, témoigne d’une extraordinaire vitalité et d’une richesse de couleurs étonnantes, telles qu’on avait pu les découvrir dans les enregistrements, aujourd’hui assez nombreux, d’autres compositeurs (Antonio Literes, notamment) et de Sebastian Duron, lui-même.

La nymphe Coronis est menacée par le monstre Triton, mais convoitée aussi par les dieux rivaux, Neptune et Apollon, sous l’œil, et avec les commentaires, d’une foule bariolée de paysans, chasseurs et autres divinités, et sous l’arbitrage inefficace du devin Protée, réfugié dans sa grotte.

Pour faire vivre cette action assez décousue et ces personnages à la psychologie réduite, Omar Porras est l’homme de la situation. Dans une scénographie et avec des costumes qu’on aurait pu souhaiter plastiquement plus séduisants, mais très parlants et efficaces, c’est un foisonnement de trouvailles visuelles, qui savent rendre compte d’une palette d’affects qui, elle, n’a rien à envier à l’opéra, des chœurs effrayés, enjoués ou satiriques à de longs lamentos souvent poignants.

Omar Porras use, sans autre machinerie, du « petit rideau » cher autrefois à Giorgio Strehler (une longue toile déroulable sur câble, à mi-hauteur de scène), pour en tirer des effets d’ombres chinoises, d’apparitions par transparence ou encore de saisissants mouvements des eaux (pour la plongée de Triton dans la mer, par exemple). Il introduit encore, avec mesure, un couple de danseurs et des acrobates, déclenche pétards et feux d’artifice, avec une inlassable inventivité qui tient sous le charme pendant dans l’heure cinquante de la représentation, donnée en continu.

La séduction n’est pas moindre du côté de la fosse, où Vincent Dumestre et son ensemble Le Poème Harmonique nous enchantent par un baroque sans brutalité, et, nonobstant les irrésistibles impulsions nécessaires, avec une beauté de sonorités et une qualité de prestations solistes de premier ordre.

Le plateau répond pleinement. Très vive en scène, Ana Quintans assume avec honneur un rôle-titre assez lourd, pour l’agilité requise, les sauts d’intervalle et l’étendue de la tessiture. On est plus séduit encore par le Triton d’un extrême raffinement vocal d’Isabelle Druet, qui correspond à la touchante dimension d’humanité du personnage, et atteint à la plus grande émotion dans sa défaite et sa mort cruelle, au II.

On ne résiste pas aux deux figures de « paysans bouffons » de fort caractère d’Anthea Pichanick et Victoire Bunel, tandis que le mezzo de Caroline Meng l’emporte légèrement par son Neptune glorieux, avec la rondeur et la chaleur d’aigus puissamment projetés, sur celui de l’Apollon lumineux et vaillant, mais un peu plus dur, de Marielou Jacquard. Seule Brenda Poupard, pour l’apparition tardive d’Iris, reste en retrait.

Dans sa solitude masculine, Emiliano Gonzalez Toro donne un vigoureux Protée, avec la sûreté qu’on lui connaît, dans l’air grandiose où il annonce l’affrontement de Neptune et d’Apollon, au I, comme dans sa longue déploration sur les malheurs de la Thrace, au II.

Trois représentations à Caen, et l’accueil enthousiaste des salles combles : le succès devrait se prolonger à Rouen, Limoges, Amiens et Lille, en 2020, avant de terminer, en mai 2021, à l’Opéra-Comique, pour un spectacle captivant que l’on ne voudra surtout pas manquer.

FRANÇOIS LEHEL

PHOTO © PHILIPPE DELVAL

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