Auditorium, 22 septembre
Créé au Théâtre du Capitole de Toulouse, son coproducteur, en septembre 2018 (voir O. M. n° 144 p. 59 de novembre), ce spectacle devait, à l’origine, se jouer au Grand-Théâtre. Contraint par les règles sanitaires de le transporter à l’Auditorium, l’Opéra National de Bordeaux a demandé à ses concepteurs de l’adapter aux possibilités techniques du lieu, nettement plus limitées.
Le résultat tient davantage de la mise en espace que de la mise en scène proprement dite : plus aucune trace du décor d’Antoine Fontaine, remplacé par un immense drapé d’une couleur différente pour chacun des tableaux et une poignée d’accessoires (fauteuils, chaises, vase de fleurs, chandeliers…) ; les chœurs en surplomb, disposés sur les rangées de sièges derrière le plateau ; une direction d’acteurs réduite au strict minimum. Seuls quelques costumes accrochent l’œil, pour le meilleur comme pour le pire, avouons-le.
La robe noire à volants blancs de Violetta, à l’acte I, est spectaculaire, mais elle la fait ressembler à Musetta au café Momus, dans La Bohème, sans que l’on comprenne pourquoi. L’immense chapeau et le déshabillé du premier tableau du II sont carrément peu seyants, avec l’inconvénient supplémentaire d’une perruque de duègne qui vieillit terriblement l’héroïne.
La somptueuse robe écarlate de la fête chez Flora rachète beaucoup de choses. Merveilleusement réalisée, et cette fois d’une pertinence absolue, elle évoque autant les grandes courtisanes de la deuxième moitié du XIXe siècle que les premières années des Folies-Bergère ou du Moulin-Rouge. Hélas, le déshabillé blanc à plumes du III paraît, de nouveau, incongru. On lui préfère l’étourdissante robe de Flora, au second tableau du II.
Qui dit mise en espace dit, pour le spectateur, possibilité de se concentrer sur la partie musicale. Bravo, d’abord, au Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, très bien préparé par Salvatore Caputo, qui triomphe de l’éparpillement de ses membres (distanciation physique oblige !), avec seulement quelques petits défauts de cohésion, ici et là.
Bravo, encore, à l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, aux cordes idéalement soyeuses dans les deux préludes, et à son chef. Lyrique et ardent juste ce qu’il faut, Paul Daniel accompagne très bien une distribution d’un niveau remarquable, digne des plus grandes scènes internationales.
Les nombreux seconds rôles, d’abord, sont tous à leur place, même si le talent d’Ambroisine Bré est sous-employé en Flora, comme d’ailleurs celui de l’excellente Julie Pasturaud en Annina. Côté messieurs, signalons le très présent Douphol de Marc Scoffoni, seul rescapé de l’équipe toulousaine.
Lionel Lhote, ensuite, après son superbe Posa dans Don Carlos, à Liège, l’hiver dernier, confirme en Germont à quel point Verdi lui convient autant que le répertoire français. Quelle richesse dans le timbre, quel sens de la ligne, quelle noblesse dans le phrasé !
Benjamin Bernheim est littéralement irrésistible en Alfredo. La couleur de la voix et la hauteur de l’émission sont exactement celles de l’emploi, la facilité de l’aigu et la conviction de l’accent, tour à tour fiévreux et caressant, faisant le reste. Dommage que le ténor français ait décidé de renoncer au rôle après ces représentations bordelaises !
Rachel Willis-Sorensen, enfin, laisse l’auditeur pantois. La cantatrice américaine a non seulement tenu tous les espoirs soulevés par sa victoire au Concours « Operalia », en 2014, mais elle est devenue, à 36 ans, l’une des meilleures sopranos de notre époque.
Il y a six ans, elle chantait surtout Mozart et, derrière la Comtesse Almaviva, Donna Anna, Fiordiligi ou Vitellia, on entendait une future wagnérienne et straussienne. Depuis, elle a certes abordé la Maréchale, mais a aussi ajouté à son répertoire Marguerite de Faust, Valentine des Huguenots, Leonora d’Il trovatore et Hélène des Vêpres siciliennes.
Autant dire que l’on se trouve en présence d’une voix rarissime, au potentiel phénoménal : un grand soprano spinto, à la fois égal, lumineux et tranchant, au grave rond, au médium robuste et à l’aigu d’une puissance dévastatrice, capable en plus de vocaliser avec aisance ! Est-ce pour autant celle de Violetta ? On peut en discuter.
L’opulence des moyens n’est pas en cause, mais plutôt la difficulté à les plier aux nuances les plus ténues. Rachel Willis-Sorensen ne sait pas murmurer « Dite alla giovine », ni donner la sensation d’un fil sur le point de se rompre à la fin d’« Addio, del passato ». En revanche, tous les paroxysmes dramatiques (« Amami, Alfredo », « Invitato a qui seguirmi », « Gran Dio ! morir si giovane », le « Oh gioia ! » final) sidèrent par leur fulgurance.
Comment ne pas parler alors de plaisir purement physique, comparable à celui procuré aujourd’hui par Sonya Yoncheva dans ses meilleurs moments – même si l’on songe surtout, parmi les sopranos de la même génération, à Lise Davidsen, en raison du tranchant de la voix ?
En résumé, une Violetta très bien chantée et jouée (l’actrice est, de bout en bout, puissamment engagée), mais plus impressionnante qu’émouvante. Tant qu’à rester chez Verdi, c’est dans les héroïnes de jeunesse que nous attendons maintenant la soprano américaine (elle serait idéale en Odabella d’Attila, Lucrezia Contarini d’I due Foscari, Giselda d’I Lombardi…), voire dans Aida. Sans cesser de caresser le rêve ultime : Rachel Willis-Sorensen en Chrysothemis, face à Lise Davidsen en Elektra !
RICHARD MARTET