Opéra, 25 octobre
Les œuvres qui ne se sont jamais imposées au répertoire méritent-elles l’oubli sélectif de la postérité ? À un an près, le bicentenaire de la naissance de Gounod incite l’Opéra de Marseille à proposer La Reine de Saba (Paris, 1862), servie par la fine fleur du chant français contemporain.
Quiconque se soucie de mémoire connaît, bien sûr, l’air de l’héroïne (« Plus grand dans son obscurité »), magnifié entre autres par Régine Crespin, et celui d’Adoniram (« Faiblesse de la race humaine… Inspirez-moi, race divine ! »), où étincelèrent notamment César Vezzani et José Luccioni. Les basses ont parfois étudié l’air de Soliman (« Sous les pieds d’une femme »). C’est peu.
La version concertante réhabilite-t-elle l’ouvrage ? Voilà qui évite, dira-t-on, les aléas et les dérisions d’une mise en scène. Mais puisqu’il s’agit d’un des derniers « grands opéras », ne faudrait-il pas en oser une, comme à Toulouse, en 1970, ou à Saint-Étienne, en 2003 ? Contre l’air du temps, précisément, fastueuse, colorée et ne se refusant rien : perles et pierres précieuses, effets spéciaux, changements de lieux (l’atelier d’Adoniram, le lavoir de Siloé…). De quoi ruiner une maison d’opéra ? Mais les coproductions existent. Et scandaliser, c’est affaire de choix artistique, de courage.
Avec son Voyage en Orient (dernière partie, Les Nuits du Ramazan – Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies), Gérard de Nerval a-t-il bien légué la matière pour un opéra ? Spiritualité, ésotérisme, méditation sur l’art et le Grand Art, sans doute, mais guère de progression dramatique, et des personnages qu’il faut animer au-delà du simple beau chant. Tout ce qui est musique pure, en revanche, est d’un grand compositeur, d’un coloriste, d’un orchestrateur très au-dessus des contingences théâtrales.
Déjà chef d’orchestre pour Hérodiade à Marseille, en 2018, Victorien Vanoosten fait preuve des mêmes qualités : gestuelle élégante, attention au moindre détail, souci de la continuité, soutien efficace aux solistes. L’Orchestre de l’Opéra de Marseille, en grande forme, le Chœur, préparé par Emmanuel Trenque, témoignent d’une musicalité exemplaire, sans nulle baisse de régime durant les presque trois heures du concert.
La distribution offre l’occasion de se réjouir sans réserve. Karine Deshayes en est la reine, une Balkis admirable à tous égards. Sa voix longue et sa technique souveraine correspondent aux exigences d’une tessiture qui va du mezzo-soprano au soprano du « grand opéra ». La noblesse du phrasé, l’émotion dans le duo avec Adoniram, la pudeur de l’aveu, la dignité dans la scène avec Soliman, la tendresse ultime, signent une prise de rôle exceptionnelle.
Familier des emplois héroïques (Samson, Otello, Canio), Jean-Pierre Furlan impose d’emblée son aigu à toute épreuve, mais aussi un soin du legato, de la nuance et de la diversité qui sert les trois aspects du personnage d’Adoniram: l’architecte inspiré, l’homme épris, le maître dépositaire des secrets.
Nicolas Courjal confère à Soliman la dignité de son phrasé irréprochable et un grave impeccable dans son monologue. Marie-Ange Todorovitch incarne Bénoni avec l’ardeur, l’aisance et l’aplomb du jeune apprenti. Cécile Galois délivre, elle aussi, une vraie leçon dans les interventions de Sarahil.
L’édifice, comme la partition, doit beaucoup à la réussite du trio de traîtres, Amrou, Phanor et Méthousaël. À la fois inquiétants et à la limite du bouffe, ils intriguent, menacent, dénoncent et, finalement, tuent. Éric Huchet, Régis Mengus, Jérôme Boutillier, maîtres en leur art, sont confondants de sûreté vocale et dramatique, de projection, de diction. En un sens, leur présence constitue le fil conducteur de l’action.
Les répliques d’Éric Martin-Bonnet, très impliqué en Sadoc, le confirment : le chant français retrouvé, le mot sacré peut être substitué.
PATRICE HENRIOT
PHOTO : Nicolas Courjal, Karine Deshayes et Jean-Pierre Furlan. © CHRISTIAN DRESSE