On attendait beaucoup de la rencontre entre Anna Netrebko et Riccardo Muti autour de Manon Lescaut. La nouvelle production de l’Opéra de Rome n’a pas déçu nos espoirs, la soprano livrant peut-être, grâce au travail accompli sous la direction du maestro, son incarnation la plus accomplie à ce jour.
Depuis toujours convaincus qu’Anna Netrebko avait tous les atouts en main pour devenir une « grande », nous désespérions de la voir se disperser dans un éventail de rôles plus ou moins adaptés à ses moyens, en piétinant systématiquement la discipline, tant rythmique que stylistique, et les règles les plus élémentaires de la prononciation. Grâce à plusieurs semaines de travail intensif, sous la houlette d’un maestro « à l’ancienne » comme Riccardo Muti, la soprano russo-autrichienne s’est enfin décidée à ne pas se reposer sur la seule beauté de sa voix et de son physique, pour livrer une incarnation de Manon Lescaut à la hauteur de sa réputation.
Femme d’instinct plus que de réflexion, le personnage créé par Puccini et ses librettistes lui convient, il est vrai, admirablement. Le timbre voluptueux, la rondeur du médium, la lumière et la puissance de l’aigu font passer le frisson dans cette héroïne toute de sensualité et d’abandon, qui meurt sans avoir vraiment compris ce qui lui arrivait. S’agissant d’une prise de rôle, on ne reprochera pas à Netrebko d’être d’emblée trop « femme », avec une émission insuffisamment allégée au premier acte, tant la suite est exceptionnelle.
Les accents passionnés du duo d’amour au II, les cris de détresse au III, le mélange de révolte et de résignation au IV sont admirablement rendus, avec deux climax inoubliables : « In quelle trine morbide », pris à un tempo d’une lenteur que la plupart des sopranos, y compris parmi les plus illustres, n’auraient jamais toléré, et conduit avec une volupté irrésistible dans le phrasé ; et une « Mort » chantée à fleur de lèvres, la voix s’amenuisant comme une chandelle sur le point de s’éteindre, sans rien perdre pour autant de sa substance, ni de sa netteté dans la mise en relief du texte.
Dans un opéra qu’il avait déjà dirigé à la Scala de Milan, Riccardo Muti, en plus d’accomplir des miracles dans la préparation musicale et stylistique des chanteurs, démontre qu’un orchestre peut ruisseler de sensualité sans sonner vulgaire, ni complaisant. Avec lui, lenteur n’est jamais synonyme d’alanguissement, car une tension permanente innerve et structure le discours. Sur ce plan, le célèbre « Intermezzo » pourrait faire figure de modèle, révélant à quel point Puccini n’a pas attendu La fanciulla del West pour cultiver des sonorités instrumentales inédites. Ainsi dirigée, Manon Lescaut tend l’oreille à la fois vers le jeune Mahler et le Mascagni de Cavalleria rusticana.
Avec le Des Grieux de Yusif Eyvazov, le niveau chute de plusieurs crans. Mais le jeune ténor originaire d’Azerbaïdjan, passé un premier acte où son manque de séduction dans le timbre et ses incertitudes dans l’intonation sont résolument rédhibitoires, trouve son rythme. Très aidé par Muti – qu’il ne quitte jamais du regard ! –, il réussit même à émouvoir à la fin du III et au IV, en misant sur la vaillance de l’aigu et l’intensité de l’accent.
Giorgio Caoduro et Carlo Lepore remplissent dignement leur office en Lescaut et Geronte, sans marquer les mémoires, contrairement au remarquable Edmondo d’Alessandro Liberatore. Le jeune ténor italien, qui a déjà Rodolfo de La Bohème et Pinkerton à son répertoire, fait de ce personnage secondaire un authentique premier plan, volant même la vedette à Des Grieux au I.
Classique et de bon goût, la mise en scène de Chiara Muti se contente d’illustrer le livret, dans des décors fonctionnels dont on retient, surtout, le magnifique boudoir du II, dans des tons bleu gris, tout droit sorti d’une toile de Boucher. Les costumes d’époque sont également élégants, et les éclairages très évocateurs.
Il est évidemment possible d’aller plus loin dans l’approfondissement des rapports entre les personnages, voire dans la mise en exergue du contexte social où se déroule l’intrigue. Mais on l’oublie, tant les talents conjugués d’Anna Netrebko et Riccardo Muti hissent vers les cimes la représentation, donnée devant une salle comble et enthousiaste.