Déjà très présent sur les affiches, ces dernières saisons, le compositeur américain vient de connaître, de manière quasi simultanée, une double consécration. À l’Opéra National du Rhin, d’abord, avec la première française de Doctor Atomic. Au Théâtre du Châtelet, ensuite, avec une nouvelle production d’A Flowering Tree. Deux ouvrages créés à quelques mois de distance, offrant deux visages très différents du talent de John Adams, et dont la réalisation n’a pas convaincu tout le monde, ni à Strasbourg, ni à Paris.
Dans la droite ligne de Nixon in China (Houston, 1987) et The Death of Klinghoffer (Bruxelles, 1991), Doctor Atomic (San Francisco, 2005) n’apparaît pas, de prime abord, comme la réponse de John Adams et Peter Sellars à Einstein on the Beach. Car loin de la radicalité, esthétique autant que musicale, de l’objet théâtral non identifié élaboré par Philip Glass et Bob Wilson – mais il est vrai que trente ans séparent le minimalisme dogmatique de l’un des patterns fondés sur une répartition moins uniment répétitive de l’autre –, Doctor Atomic peut être appréhendé comme un opéra au sens classique du terme, avec une action cohérente, sinon tout à fait linéaire, et des personnages incarnés par des chanteurs.
Les perspectives politiques et philosophiques qu’il ouvre dépassent toutefois le cadre de la simple adaptation, plus ou moins fictionnelle, d’un moment historique. D’autant plus qu’il résonne, aujourd’hui encore, avec une actualité brûlante : la question de l’armement nucléaire est, près de soixante-dix ans après « Trinity » – nom de code de l’essai du 16 juillet 1945, qui conduisit aux bombardements d’Hiroshima et Nagasaki –, plus que jamais au cœur des rapports de force géopolitiques du monde contemporain. La réflexion induite par un tel sujet et ses ambivalences insolubles est-elle, dès lors, réductible à la forme lyrique ?
Compilation de textes alternant données factuelles, tirées de sources authentiques (récits de scientifiques, de militaires, de journalistes et d’historiens, rapports confidentiels déclassifiés), et fragments poétiques de Charles Baudelaire ou Muriel Rukeyser, ainsi que des extraits de la Bhagavad-Gita, et d’un chant traditionnel amérindien, le livret de Peter Sellars apporte une réponse discutable, car souvent ésotérique. Trop signée, aussi, pour supporter une autre transposition théâtrale que celle de son auteur-metteur en scène. Et c’est en cela que Doctor Atomic s’apparente finalement à Einstein on the Beach : la musique d’Adams appelle les contrastes du langage tantôt réaliste, quasi documentaire, tantôt stylisé de Sellars, autant que celle de Glass demeure indissociable de l’univers de Wilson.
Écueil contre lequel bute inévitablement la création française de l’ouvrage, à l’Opéra National du Rhin, dans une nouvelle production confiée à Lucinda Childs. D’autant qu’il est double, la chorégraphe américaine ayant pris le parti de se détacher du spectacle originel, dont elle avait réglé les passages dansés. Animée par les vidéos d’Étienne Guiol – entrelacs hypnotiques de symboles chimiques, réminiscences de l’intimité heureuse du couple Oppenheimer, ciels menaçants et visions de ruines –, la froideur de la structure métallique, conçue par Bruno de Lavenère, installe un climat d’angoisse au sein de la communauté militaire et scientifique, suspendue à l’issue incertaine du premier essai nucléaire : la bombe embrasera-t-elle l’atmosphère terrestre ou ne sera-t-elle qu’un « pétard mouillé » ? Deviendra-t-elle une arme de destruction ou de dissuasion, de paix ou de mort ?
Prisonnière d’une approche trop formaliste de la mise en scène, Lucinda Childs échoue cependant à donner chair et réalité à ces interrogations – et, plus généralement, aux personnages. À commencer par la figure centrale d’Oppenheimer qui, en contradiction avec le souvenir de la captation de la production de la création (réalisée à Amsterdam, en 2007 ; DVD Opus Arte), où Gerald Finley portait tout l’opéra sur ses épaules, semble n’avoir qu’un rôle épisodique.
Le choix de Dietrich Henschel n’y est certes pas étranger, puisqu’en dépit d’une ressemblance physique évidente avec son modèle historique, le baryton allemand manque d’envergure, ne serait-ce que pour pallier la grisaille d’une voix toujours plus émaciée. Des interprètes de la trempe de Robert Bork et Peter Sidhom dominent donc la distribution, où ni Anna Grevelius, ni Jovita Vaskeviciute ne confèrent un relief suffisant à l’indispensable contrepoint féminin, incarné par Kitty Oppenheimer et Pasqualita.
Triomphe, en revanche, pour l’Orchestre Symphonique de Mulhouse et, surtout, son directeur musical et artistique Patrick Davin, dont les affinités avec l’opéra contemporain sont plus que légitimement reconnues. Car c’est bien le chef belge qui, par sa lecture rigoureuse, transforme la matière symphonique, dense et fulgurante, de la partition d’Adams en pure énergie dramatique.