Pour le retour à l’affiche de La forza del destino, après quinze ans d’absence, le Covent Garden n’a pas lésiné. Peut-on rêver, en effet, trio plus prestigieux que celui réunissant Anna Netrebko, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier ? Et quand les vedettes sont à la hauteur des espoirs placés en elles, le plaisir est total.
Pour ses débuts en Leonora, Anna Netrebko déploie toutes les ressources qui font d’elle l’une des meilleures cantatrices verdiennes du moment : timbre d’une opulence et d’un velours envoûtants ; puissance ; beauté de l’aigu, forte comme piano ; richesse du bas médium et du grave ; sens aigu du clair-obscur. Impossible de résister à pareille splendeur, qui nous ramène aux temps glorieux de Zinka Milanov, Renata Tebaldi et Leontyne Price !
S’il fallait adresser un (léger) reproche à Anna Netrebko, incomparablement mieux préparée que pour sa première Floria Tosca au Met, la saison dernière (voir O. M. n° 140 p. 58 de juin 2018), ce serait celui de ne pas toujours tenir sous contrôle son vibrato et, surtout, de tomber parfois à côté de la note dans l’aigu. L’instrument, en effet, est devenu tellement lourd que la cantatrice doit déployer des efforts considérables pour l’alléger quand c’est nécessaire, au risque d’attaquer trop haut.
Régulièrement signalé en déclin, ces dernières années, Jonas Kaufmann apparaît dans une forme vocale somptueuse. À peine perçoit-on quelques tensions dans la seconde partie de l’acte III – particulièrement éprouvant, on le sait, quand on décide de jouer la partition dans son intégralité, sans la coupure « de tradition » du deuxième duo avec Don Carlo (« Né gustare m’è dato… Sleale ! Il segreto »).
Un duo dans lequel cet artiste absolument unique dans le panorama actuel, prêt à prendre tous les risques (le détimbrage et la surarticulation résolument assumés, à l’attaque de l’air « O tu che in seno agli angeli », seraient insupportables chez tout autre que lui !), offre le meilleur de lui-même. Comment résister à la caresse et à l’émotion de son phrasé dans le cantabile « No, d’un imene il vincolo » ?
Ludovic Tézier, enfin, se confirme le meilleur baryton Verdi actuel, et de très loin. Il en a tous les atouts : timbre cuivré, émission arrogante, aigu facile, sens des nuances. Violent et monomaniaque comme il le faut, son Don Carlo ne perd pour autant jamais de vue la noblesse et l’élégance de la ligne, en particulier dans sa grande scène du III (« Morir ! Tremenda cosa… ») et dans son ultime duo avec Don Alvaro, au IV (« Le minaccie, i fieri -accenti »), où il se montre l’égal de ses plus formidables prédécesseurs, Ettore Bastianini, Leonard Warren, Sherrill Milnes et Giorgio Zancanaro en tête.
La forza del destino, ceci dit, ne se résume pas au trio Leonora/Alvaro/Carlo et le reste de la distribution ne saurait être traité comme quantité négligeable. On apprécie ainsi la qualité des interventions de l’Alcade et, surtout, du Trabuco de Carlo Bosi qui, tirant le meilleur parti de l’absence de coupures, fait du muletier un personnage à part entière.
Très sollicitée, notamment parce qu’il lui faut danser avec les chœurs, à la fin du III, Veronica Simeoni ne démérite pas en Preziosilla. Elle se sort même plutôt bien d’un rôle redoutable, grâce notamment à un aigu franc et percutant. Il est simplement dommage que son charisme vocal n’égale pas tout à fait sa ravageuse présence scénique.
Reste le quatuor des vétérans. Alessandro Corbelli (66 ans) en est le benjamin, Fra Melitone à l’aigu ne répondant plus que par intermittence, mais au timbre toujours bien en situation et au comique dosé avec science. Robert Lloyd (79 ans) en est le doyen, Marquis de Calatrava qui en impose encore, malgré l’usure des moyens.
Ferruccio Furlanetto et Roberta Alexander fêtent (ou ont fêté) leurs 70 ans, cette année. La basse italienne n’a jamais eu ce que l’on appelle une « belle voix » et l’âge n’a rien arrangé. Mais sa puissance et son autorité lui permettent de camper un digne Padre Guardiano. Quant à la soprano américaine, si elle n’évoque plus un instant les Donna Elvira et Theodora qu’elle fut jadis pour Nikolaus Harnoncourt, on ne saurait lui nier de la présence en Curra.
Au pupitre d’une phalange et d’un chœur dans une forme étincelante, Antonio Pappano confirme sa sensibilité aux exigences des chanteurs : il suffit de voir la manière dont Anna Netrebko ne le quitte quasiment jamais du regard, pour comprendre tout ce que sa Leonora doit aux soins attentifs du chef. Il dirige également beaucoup mieux Verdi qu’il y a vingt ans, sans que l’on entende surgir de la fosse une excitation comparable à celle procurée par les chanteurs. Manque le « petit plus » par lequel un Dimitri Mitropoulos, un Riccardo Muti ou un James Levine savaient mettre le feu dans l’orchestre.
Coproduit avec le Nationale Opera -d’Amsterdam, où il a vu le jour, en septembre 2017, le spectacle de Christof Loy et son équipe a été très bien décrit dans ces colonnes par Mehdi Mahdavi (voir O. M. n° 133 p. 28 de novembre). Efficace et lisible, il a le mérite de ne jamais faire obstacle au pouvoir d’expression de la musique. C’est déjà beaucoup, surtout quand celle-ci est chantée d’aussi électrisante manière.
RICHARD MARTET
PHOTO : © ROH/BILL COOPER