De Nationale Opera, 7 février
L’entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris d’Il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti n’a pas manqué de relancer le débat sur la pertinence – à défaut de la nécessité – de porter à la scène des ouvrages destinés au concert, sinon à l’église. En inscrivant Juditha triumphans de Vivaldi dans une perspective plus narrative que celle, à la fois formaliste et théologico-philosophique, empruntée par Romeo Castellucci au Palais Garnier, Floris Visser évite cependant d’y prendre part. En effet, il tisse autour du récit biblique un scénario qui le transpose dans le contexte de l’Occupation allemande en Italie, auquel le décor de Dieuweke van Reij confère un aspect aussi réaliste que spectaculaire, souligné par la largeur du cadre de scène.
Un général nazi prend ses quartiers sous la coupole dévastée d’une église en ruine, où il entrepose des caisses contenant le butin d’un fructueux pillage d’œuvres d’art. Et il n’est évidemment pas peu fier d’exhiber, devant la séduisante veuve qu’il a conviée à partager son repas, l’inestimable Judith décapitant Holopherne du Caravage (Rome, Galerie Nationale d’Art Ancien). Ce faisant, il vient de signer son arrêt de mort : encore hésitante sur le moyen à employer, la jeune femme sait désormais comment mettre fin aux jours de l’ennemi. Quant au précieux tableau, il finira éventré, salutaire défouloir pour celle que rien, sans doute, ne destinait à un geste aussi héroïque.
Assurément moins historiciste que cinématographique, cette approche a l’avantage d’une parfaite lisibilité. Mais tout à la réalisation de son palpitant film de guerre, Floris Visser se heurte, sur la durée, à la limite de ce qui, dès lors, tourne à l’exercice de style : aussi dramatique soit-il, l’oratorio ne lui fournit pas une action suffisamment serrée pour que le spectacle convainque pleinement. D’autant que le metteur en scène néerlandais a tendance à négliger le fait que le théâtre a ses exigences propres, afin que le geste paraisse crédible et abouti, même à distance.
Néanmoins, les mouvements de caméra qui, manifestement, lui manquent, sont opérés par la musique. Sans qu’Andrea Marcon n’en force les contrastes. Le chef italien, au contraire, laisse respirer la phrase, soigne le galbe instrumental – quel bonheur que les sonorités de La Cetra ! –, à l’opposé du cliquetis tapageur produit par la concurrence hystérique entre cordes frottées et pincées, dont certains ont fait, dans Vivaldi, avant de l’étendre à d’autres compositeurs, leur lancinante signature. Ce qui ne l’empêche pas d’appuyer parfois sur l’accélérateur – le tempo dans « Armatae face et anguibus » pousse ainsi la vélocité au point d’engloutir Vasilisa Berzhanskaya, dont le Vagaus ne s’était jusqu’alors démonté devant aucune vocalise.
Il faut, aux cinq mezzo-sopranos qui se partagent des rôles aux tessitures plus ou moins similaires, sinon interchangeables, des couleurs vocales assez distinctes pour faire ressortir le caractère propre à chaque personnage. Est-ce pour cette raison que Francesca Ascioti se lance, tant dans les récitatifs que les airs d’Ozias, dans une imitation aussi décomplexée de Sonia Prina, soumettant un instrument encore sain au traitement ravageur que son aînée fait subir au sien depuis deux décennies ? Abra ne fait pas courir ce type de risque à Polly Leech, jolie recrue de l’Opera Studio, qui sort de sa chrysalide sans se hausser du col.
Qu’importe que l’étoffe de contralto déployée par Teresa Iervolino soit innée ou acquise grâce à des artifices techniques, puisque la pulpe sombre et frémissante de son Holofernes enveloppe et captive ! Mais soudain apparaît Gaëlle Arquez, physique de star, dont la digne robe noire que porte d’abord Juditha contient le glamour, avant que celui-ci ne devienne son arme la plus redoutable. Aucun danger, toutefois, qu’elle se transforme, au moment de frapper, en virago aux registres disloqués : un souffle long diffuse la beauté sereine d’un timbre mordoré et d’un chant étranger à l’affectation, dont l’ornementation comme la moindre inflexion coulent d’une source envoûtante.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO : © MARCO BORGGREVE