Grand-Théâtre, 5 avril
Quelques souvenirs de Manon restent attachés à l’histoire du Grand-Théâtre de Bordeaux, entre autres un duo « de Saint-Sulpice » porté à incandescence par Andrée Esposito et Alain Vanzo dans les années 1970, vingt minutes inouïes dans une représentation jusque-là sans éclat particulier.
Après plusieurs décennies, l’ouvrage revient dans la production créée à Genève, en septembre 2016 (voir O. M. n° 122 p. 41 de novembre). Elle unit les forces de l’Opéra National de Bordeaux et l’Opéra-Comique, où elle sera présentée en mai ; gageons qu’elle marquera les Bordelais.
Beaucoup de prises de rôles, ce soir du 5 avril, dans une distribution au sein de laquelle on chercherait en vain la moindre faille. Olivier Py, dont ce sont les débuts in loco, caractérise chaque personnage avec une acuité confondante. Ainsi, le trio Poussette/Javotte/Rosette, filles faciles et délurées, impose sa présence sans sacrifier la musique.
Alexandre Duhamel, plus souteneur que cousin attentif, est un Lescaut au verbe large, dont le chant péremptoire pourrait s’affiner pour dégraisser un timbre généreux. Figé dans sa dignité, le Comte de Laurent Alvaro s’exprime de manière incisive.
Le Brétigny de Philippe Estèphe est élégant de silhouette et de ligne musicale. Quant à Damien Bigourdan, il brosse un portrait épatant et diaboliquement intelligent de Guillot ; avec lui, l’habituelle caricature sortie d’un vaudeville prend une dimension étonnante de cruauté et de méchanceté.
Benjamin Bernheim a bien des atouts pour incarner un Des Grieux avec lequel il faudra compter : un physique avenant, une élocution quasiment parfaite, une ligne musicale impeccable et une lumière dans la voix qui la rend attachante. On vit avec lui les affres d’un amoureux déchiré entre la foi et la chair.
Que lui manque-t-il encore ? De parvenir à secouer les dernières traces de timidité et de réserve pour parvenir à une spontanéité contrôlée, un oxymore, certes, mais parfaitement réalisable.
Nadine Sierra surprend. Léger à ses débuts, et relativement peu varié dans ses couleurs, son matériau vocal semble avoir pris du corps, sans rien perdre de son brillant ; une technique solide lui permet de ne pas détimbrer dans le registre grave et de projeter fièrement aigu et suraigu.
Ce qui étonne le plus chez cette Manon aux allures de star du grand écran, qui n’hésite pas à se dévoiler largement, c’est son investissement dans une héroïne dont aucune facette ne lui échappe, fruit d’un travail approfondi sur un texte énoncé presque sans accent. Cette Manon moins femme-enfant que d’ordinaire, plus ambiguë et déchirante, est celle d’une comédienne déjà experte.
Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux est plein d’ardeur, une ardeur que partage Marc Minkowski, à la tête d’un somptueux Orchestre National Bordeaux Aquitaine, un peu fort parfois dans une salle à la merveilleuse acoustique – les partisans d’un Massenet poudré et alangui en seront pour leurs frais. Derrière une partition qui ne pourrait être que joliesse et mignardise, se cachent des abîmes que le chef sait explorer.
Il faut dire qu’il suit fidèlement ce que racontent Olivier Py et Pierre-André Weitz. Leurs détracteurs ne manqueront pas d’affirmer qu’ils font toujours la même chose ; cette Manon, effectivement, n’est sans rappeler leurs Contes d’Hoffmann et leur Carmen. Mais outre qu’elle offre quelques images inoubliables, elle est une vraie pensée en acte.
En deux phrases, confiées à Des Grieux au début de chaque partie, tout est dit. L’une est tirée de la conclusion de la Critique de la raison pratique de Kant (« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles (…) : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi »), l’autre de la Première Épître aux Corinthiens de saint Paul (« Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien »).
Personne n’échappe à son destin. Éros (l’amour charnel), Agape (l’amour divin) : leur lutte éternelle inspire Olivier Py. Mais le gagnant est Thanatos, la Mort, fils de Nyx, la Nuit. Manon meurt sous un ciel dont les étoiles forment son nom. « A star is dead ».
MICHEL PAROUTY
PHOTO © ÉRIC BOULOUMIÉ