Festspielhaus, 21 juillet
Librettiste brillant, lorsqu’il collaborait avec d’autres compositeurs (Faccio, Catalani, Ponchielli et, bien sûr, Verdi), Arrigo Boito a fait preuve de moins d’inspiration dramatique en élaborant ses propres opéras. Si l’atypique Mefistofele, longuement remanié après un premier échec, s’est finalement imposé, le processus d’élaboration de Nerone, son deuxième et dernier ouvrage, est devenu tellement hésitant qu’à la mort de Boito, en 1918, après cinquante-six années de travail, seuls quatre actes sur cinq étaient écrits, et pas encore complètement orchestrés.
Arturo Toscanini ne put finalement créer Nerone à la Scala de Milan qu’en 1924, après avoir coordonné l’achèvement de l’orchestration, et laissé de côté les esquisses trop fragmentaires du dernier acte (la folie de Nerone, devant l’incendie de Rome) : un succès d’estime, en dépit du luxe de moyens déployé pour distribuer des rôles exigeants et mettre en scène dignement ce péplum antique. Ensuite, l’oubli a été quasi total, à quelques très rares productions et enregistrements près.
Essayer de redonner vie, aujourd’hui, à ce lourd Nerone est un exploit que le Festival de Bregenz a dû décaler d’un an pour cause de pandémie, mais qui a pu être accompli, cet été, dans des conditions étonnamment normales, grâce à la mise en place rigoureuse d’un pass sanitaire. Salle remplie à sa pleine capacité, musiciens entassés en fosse, choristes groupés sur scène, et aucun masque, ni pour le public, ni pour l’orchestre. Tout le monde se prête au jeu avec un rien d’appréhension, et puis rapidement, en cette soirée de première, un plaisir évident.
Confronté à un livret trop riche en épisodes confus, dans une Rome impériale minutieusement évoquée, avec ses temples embrumés d’encens, ses catacombes et ses jeux du cirque, Olivier Tambosi préfère contourner la difficulté d’une reconstitution façon Hollywood. L’ambiance se veut onirique ; les costumes de Gesine Völlm, peu différenciés, souvent maculés de sang, évoquent une Italie mussolinienne cauchemardesque, et le décor concentrique tournant, imaginé par Frank Philipp Schlössmann, varie les intérieurs de marbre noir avec une agréable virtuosité.
Les principaux rôles s’individualisent d’abord assez peu, groupe indistinct où tout le monde brandit le même marteau ensanglanté, puis acquièrent davantage de relief au fil des actes. On ne comprend pas toujours tout, mais la production impose progressivement sa narrativité proliférante, riche en images fortes, maniant même habilement la dérision.
Boito a manifestement conçu son opéra pour les plus grandes voix de son temps (Rosa Raisa en Asteria, Aureliano Pertile en Nerone, Marcel Journet en Simon Mago…), et Bregenz a pu rassembler une distribution d’un gabarit satisfaisant, sinon exceptionnel. Le ténor mexicain Rafael Rojas a gardé des moyens intacts, en dépit d’une longue fréquentation de rôles lourds, et son Nerone apparaît bien charpenté, à défaut d’avoir la juvénilité de l’empereur historique, mort à l’âge de 30 ans.
En Simon Mago, le baryton-basse italien Lucio Gallo exerce un parfait contrepoids, incarnation maléfique soigneusement composée, diction autoritaire et beau timbre. Deux autres personnages masculins, Fanuèl, prophète intransigeant, et Tigellino, confident de Nerone, requièrent des voix conséquentes (lors de la création, ce dernier était chanté par rien moins qu’Ezio Pinza). Ici, le baryton -canadien Brett Polegato et la basse hongroise Miklos Sebestyen sont très corrects.
Côté féminin, deux voix généreuses : la mezzo italienne Alessandra Volpe en Rubria, et la soprano russe Svetlana Aksenova en Asteria, personnage dont la vocalité tranchante et les propos tortueux font penser à Kundry dans Parsifal.
Dernier atout : Dirk Kaftan en fosse, qui se joue des difficultés acoustiques du Festspielhaus. On peut apprécier, dans des conditions optimales, une écriture musicale qui se préoccupe beaucoup de fluidité, mélodie continue proche du dernier Verdi, mais tout aussi inévitablement de Wagner, avec même, çà et là, une sensualité qui n’est pas loin de Richard Strauss et Franz Schreker.
Nerone se révèle ainsi dans toute sa complexité, imparfaite mais fascinante.
LAURENT BARTHEL
PHOTO © BREGENZER FESTSPIELE/KARL FORSTER