Grand Théâtre, 4 mars
C’est le cœur plein d’espoir que nous partions découvrir cette nouvelle production des Huguenots, attiré à la fois par l’opéra le plus réussi de Meyerbeer et par la présence d’un chef et d’un ténor garants d’un respect absolu de l’ouvrage, comme nous avions pu le constater, à Bruxelles, en 2011, dans la mémorable mise en scène d’Olivier Py.
Sur le plan visuel, hélas, il faut rapidement déchanter. Jossi Wieler et Sergio Morabito inscrivent l’action dans les années 1930, dans un studio à Hollywood, où l’on tourne une adaptation des Huguenots. Le procédé revenant à imbriquer péripéties du scénario et événements de la vie réelle des acteurs n’a certes rien de nouveau, mais on sait que, développé avec cohérence, il peut déboucher sur des résultats probants.
Ici, le premier obstacle est le décor unique d’Anna Viebrock, collaboratrice attitrée de Christoph Marthaler. On se lasse vite de cet espace anonyme, encombré de balustrades en bois, bancs d’église, hauts piliers gris de cathédrale et console de maquillage, qui ne flatte vraiment pas l’œil et, surtout, n’est jamais exploité par les metteurs en scène pour soutenir leur propos dramaturgique.
Car c’est là que le bât blesse essentiellement. Jossi Wieler et Sergio Morabito semblent n’avoir d’autre objectif que de tourner en dérision les codes du « grand opéra » historique, dont Les Huguenots offrent la plus parfaite illustration. Seul personnage vêtu du costume que l’on associe traditionnellement au vieux serviteur, Marcel croise ainsi, dans les deux premiers actes, une Marguerite de Valois et une Valentine devenues des stars hollywoodiennes (tailleur mauve et hauts talons pour la première, manteau de fourrure et lunettes de soleil pour la seconde), un Saint-Bris ressemblant à un parrain de la mafia et un Urbain transformé en secrétaire/hôtesse d’accueil/factotum sexy.
Raoul, le jeune et séduisant seigneur huguenot, ostracisé par les amis catholiques de Nevers, est ici un acteur burlesque rappelant Harpo Marx, idiot du village de toute évidence égaré dans un tournage qui ne le concerne pas. Avec sa chemise cradingue, sa veste aux manches trop longues et ses chaussures miteuses, il anéantit toute la dramaturgie du livret de Scribe, précisément construite sur la noblesse d’âme et d’allure du héros.
Dès lors, les aberrations s’enchaînent : choristes se trémoussant comme des gamines excitées, au II ; combat de boxe parodique, en lieu et place du duel entre Raoul et Saint-Bris ; Saint-Bris arrivant les mains dans les poches pour la « Conjuration » ; Marguerite, enfin habillée en robe Renaissance, se mettant à danser le cancan, au V ; sans oublier, dans le même acte, Valentine proposant à Raoul un morceau de scotch en guise d’écharpe blanche !
Se posent, dès lors, trois questions : pourquoi accepter de mettre en scène Les Huguenots, si c’est pour les ridiculiser ? Meyerbeer n’est-il pas déjà suffisamment méprisé, sans qu’il faille en rajouter une couche ? Et le public du XXIe siècle n’est-il réellement plus en mesure de s’enthousiasmer pour le style flamboyant, parfois jusqu’à l’outrance, d’un livret renvoyant au théâtre romantique le plus échevelé, comme aux romans de cape et d’épée de la période ?
Le procédé, en tout cas, pénalise lourdement la musique, une scène aussi impressionnante que le « Serment » du II perdant l’essentiel de sa force. Et il n’aide pas les chanteurs à caractériser leurs personnages. Deux barytons aussi estimables qu’Alexandre Duhamel et Laurent Alvaro (à l’aigu inhabituellement incertain, ce 4 mars) peinent ainsi à marquer les mémoires, à l’instar d’une pléiade de seconds rôles globalement satisfaisants, mais d’où personne ne se détache – pas même le Tavannes d’Anicio Zorzi Giustiniani, au ténor trop pointu.
Lea Desandre possède le format exact d’Urbain, mais pourquoi introduit-elle, au II, le rondo ajouté pour le contralto colorature de Marietta Alboni, vocalité avec laquelle elle n’a rien à partager ? Michele Pertusi, comme on pouvait s’y attendre, n’a ni l’extrême grave, ni l’arrogance dans l’émission de Marcel. Sa composition n’en tient pas moins la route, réservant même de vrais moments d’émotion.
Seule erreur de distribution, Ana Durlovski est une Marguerite à la diction confuse, au timbre désagréablement acidulé et nasal, qui ennuie dans « Ô beau pays de la Touraine » et minaude dans « Ah ! si j’étais coquette ». Par chance, en plus de chœurs d’excellent niveau, le couple Raoul/Valentine est exceptionnel, nous faisant tout oublier après le deuxième entracte.
Triomphant d’accoutrements impossibles, John Osborn et Rachel Willis-Sorensen atteignent la perfection dans leur sublime duo du IV (« Le danger presse… Tu l’as dit, oui, tu m’aimes »), opérant une fusion idéale de leurs timbres et témoignant d’une aisance identique sur les périlleux contre-ut.
Le ténor américain, aujourd’hui au zénith de ses moyens et de son art, fait encore mieux qu’à Bruxelles, par la qualité d’un médium et d’un grave plus sonores. Et puis, quelle poésie et émotion dans le phrasé, quel raffinement dans la diction !
Sa compatriote fait valoir les mêmes atouts, avec une émission homogène, d’un grave opulent à un aigu triomphant, et un investissement dramatique qui arrache le spectateur de son siège dans les deux derniers actes.
Marc Minkowski, enfin, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande supérieur à celui de la Monnaie en 2011 (il a progressé depuis !), se confirme un serviteur exemplaire de cette musique, qu’il dirige comme personne aujourd’hui. On succombe à sa flamme, à son lyrisme éperdu, à son sens des contrastes, jusqu’à d’électrisants finales du IV et du V.
Par les vertus d’un chef, d’un ténor et d’une soprano convaincus de la valeur de sa partition, et décidés à la défendre coûte que coûte, Meyerbeer sort donc vainqueur d’une entreprise bien mal engagée par ailleurs. Grâce leur soit rendue !
RICHARD MARTET
PHOTO © MAGALI DOUGADOS