Grand Théâtre, 7 novembre
Ceux qui attendaient, pour cette nouvelle production d’Anna Bolena, une relecture décapante comme les affectionne Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre de Genève, en auront été pour leurs frais. Mariame Clément ne raconte pas une autre histoire que celle du livret, en prenant certes quelques libertés avec le texte et les didascalies, mais sans aucune incongruité, sauf au finale du I.
Transformant le « cabinet du château menant à l’intérieur des appartements d’Anna » en chambre à coucher, la metteuse en scène enchaîne alors les provocations aussi inutiles que vulgaires : Smeton se masturbant sous les draps du lit de la reine (comme Cherubino dans tant de mises en scène actuelles des Nozze di Figaro !) ; Anna déboutonnant fébrilement la chemise de Percy, sans repousser un seul instant ses avances… avec pour résultat de faire basculer la « tragedia lirica », au moment de l’entrée d’Enrico, dans du Feydeau.
Pour le reste, le décor de Julia Hansen est aussi beau qu’élégant : de hauts murs lambrissés, percés de larges ouvertures, qui, en tournant, dessinent de nouveaux espaces, avec le concours d’accessoires en lien avec l’intrigue (deux arbres pour le parc de Windsor, une énorme tête de cerf posée sur le sol pour le retour de la chasse…). À travers les ouvertures, apparaissent de magnifiques frondaisons que les lumières d’Ulrik Gad, admirablement réglées, font évoluer du vert éclatant de l’été au mauve, couleur du deuil, en passant par les tons feuille-morte de l’automne.
Mêlant les époques, avec une forte dominante Tudor (les messieurs endossent des pourpoints sur des chemises blanches d’aujourd’hui), les costumes, également imaginés par Julia Hansen, sont splendides, avec une mention pour celui de la souveraine : une ample jupe longue verte damassée, complétée par un fort joli chemisier, également vert. Quant à la direction d’acteurs, elle est soignée, notamment dans l’affrontement entre Anna et Giovanna, au II, d’une vraie puissance théâtrale.
La distribution masculine, où se distinguent les excellents Hervey et Rochefort du ténor Julien Henric et de la basse Stanislav Vorobyov (remplaçant Michael Mofidian, à la dernière minute), est dominée par l’Enrico d’Alex Esposito, au timbre riche, à l’émission arrogante et aux vocalises pleines de mordant.
Edgardo Rocha, en revanche, peine à convaincre. On lui sait gré d’essayer de chanter ce qui est écrit, là où tant d’interprètes de Percy préfèrent aménager cette tessiture redoutable à leur convenance, mais il le fait avec cette voix étroite, pincée dans l’aigu, que nous lui connaissons depuis ses débuts. Le style est là, la conviction également, mais le rôle réclame bien plus d’éclat, de variété dans les couleurs et de charme.
Côté féminin, le Smeton de Lena Belkina est médiocre, prototype du mezzo léger fourvoyé dans un emploi de contralto, avec un grave écrasé (quand on l’entend !) et un aigu à la dérive. Un reproche que l’on ne saurait adresser à Stéphanie d’Oustrac, Giovanna d’un relief dramatique saisissant. L’instrument est devenu plus sombre, plus lourd aussi, retirant une part de jeunesse au personnage et occasionnant quelques tensions dans l’extrême aigu. La chanteuse et la musicienne n’en demeurent pas moins captivantes.
En prise de rôle, comme sa partenaire, Elsa Dreisig aborde Anna avec deux handicaps : une voix trop légère pour donner tout leur poids aux récitatifs, comme pour soutenir les assauts de violence de la strette de la fin du I (« Ah ! segnata è la mia sorte ») ou de la cabalette finale (« Coppia iniqua ») ; et un bagage belcantiste jamais peaufiné depuis Elvira dans I puritani, à l’Opéra Bastille, en 2019 (trilles à peine esquissés, émission rebelle au clair-obscur et à la nuance pianissimo, filati absents).
Ceci posé, le résultat force le respect, la soprano franco-danoise jouant de bien d’autres atouts : timbre accrocheur, projection saine et franche, aigu puissant, présence scénique rayonnante, sincérité et engagement de tous les instants. On saluera, également, sa manière d’affronter les obstacles sans tricher, en refusant de s’inventer une autre voix que la sienne, ainsi que son endurance, au fil d’un parcours impeccablement préparé et maîtrisé, de la première à la dernière note.
À la tête de l’excellent Chœur du Grand Théâtre de Genève et d’un Orchestre de la Suisse Romande en bonne forme, Stefano Montanari ne relâche jamais la tension, trouvant le juste équilibre entre rigueur formelle et passion. Son Anna Bolena vit et respire, dans un constant souci de vérité théâtrale.
Était-il nécessaire d’introduire un pianoforte dans la fosse – principalement pour l’accompagnement des récitatifs –, au motif que cela s’est peut-être fait du temps de Donizetti ? Personnellement, sa sonorité nous a dérangé, sans que cela compromette le jugement globalement positif que nous portons sur la direction du chef italien.
Rendez-vous, maintenant, en 2022-2023, puis 2023-2024, pour la suite de cette trilogie des « reines Tudor », avec le même chef, les mêmes chanteurs principaux et la même équipe de production. L’un de ses fils conducteurs sera le personnage d’Élisabeth Ière (Elisabetta), que Mariame Clément fait régulièrement apparaître dans ce premier volet – enfant, mais surtout adulte, en pleine majesté. Comme si l’exécution d’Anna Bolena annonçait celles de Maria Stuarda et Roberto Devereux.
RICHARD MARTET
PHOTO © MONIKA RITTERSHAUS