Nationaltheater/Staatsoper.tv, 13 février
Comme celle de Falstaff, filmée sans public, le 2 décembre dernier (voir O. M. n° 169 p. 38 de février 2021), cette nouvelle production du chef-d’œuvre de Weber apparaît ponctuellement sur le site internet du Bayerische Staatsoper, le soir annoncé, avant d’y rejoindre la liste des spectacles accessibles sur « Video-on-Demand ».
Sauf que, cette fois, la représentation a davantage l’allure d’un produit impeccablement monté que d’une captation en direct. Tout paraît très soigné, voire prêt à être publié sur un éventuel DVD : physionomies crédibles en plans rapprochés, éclairages et cadrages calibrés, excellente définition de l’image et du son… En cette période de crise inédite, le Bayerische Staatsoper perfectionne son virage numérique, avec, à la clé, d’incontestables résultats d’audience.
Représentation virtuelle, sans applaudissements donc, mais aussi sans chahut, alors qu’immanquablement, le traitement déstabilisant que fait ici subir Dmitri Tcherniakov à l’ouvrage aurait suscité de mémorables démonstrations d’hostilité de la part d’un public réel. Plus de fantastique effrayant, plus d’imagerie naïve, plus de folklore, plus de chasseurs en culottes de cuir, ni de liesses populaires arrosées de bière !
Le réalisateur russe fait table rase de toutes les spécificités romantiques et germaniques de l’ouvrage et, par-là même aussi, de tout ce qui en rend la représentation notoirement difficile aujourd’hui. Ne l’intéresse que la psychologie des personnages, dans ce qui ressemble moins à une mise en scène qu’à une dissection froidement didactique, au plus près des nerfs et des névroses.
Décor neutre : une salle de réception, où se pressent des invités triés sur le volet. On assiste aux préparatifs du mariage d’Agathe, la fille de Kuno, un richissime président de société, oligarque pouvant apparemment tout se permettre, y compris d’imposer à son futur gendre, en guise d’épreuve de tir, d’abattre un individu quelconque dans la foule qui déambule en bas de l’immeuble.
Évidemment, le pauvre Max, gentiment arriviste, mais quand même pas préparé à ce genre de rituel initiatique, échoue piteusement, l’objectif de Kuno semblant, à terme, de le rendre complètement fou, à force de sévices psychologiques. Kaspar, l’homme de main de Kuno, paraît le mieux loti en fantasmes morbides, mais même l’innocente Ännchen, aux allures androgynes et manifestement amoureuse d’Agathe, a droit à tout un éventail de pulsions inédites.
La machination est évidemment délétère, Max, complètement hagard, finissant par abattre sa bien-aimée à bout portant, et sans que le personnage de l’Ermite, dès lors simple projection onirique d’un esprit dérangé, ne puisse y changer quoi que ce soit. Dénouement inéluctable d’un spectacle intellectuellement fort, mais aussi d’une détestable absence d’empathie avec la naïveté du sujet. Somme toute, un projet qui tient debout, mais au prix d’une raideur contrainte parfois difficilement supportable.
Auditivement, en revanche, la représentation est une réussite, avec, pour joyau, l’exquise Agathe de la soprano sud-africaine Golda Schultz : un passé de dix ans déjà dans la troupe du Bayerische Staatsoper, dont elle constituait l’un des trésors les plus discrets, et une prise de rôle tout en lumière et en sensibilité. Le ténor tchèque Pavel Cernoch chante Max avec autant de lyrisme que possible, tout en restant parfaitement soumis aux exigences sadiques de la mise en scène.
Le baryton-basse américain Kyle Ketelsen est un Kaspar redoutable, voix sombre, regard d’acier, et la soprano autrichienne Anna Prohaska, une Ännchen non moins inquiétante, moins soubrette que femme fatale désabusée. Le tout sous la direction précise, passionnée mais sans pathos, du chef italien Antonello Manacorda.
Un Freischütz riche en beautés musicales, mais perpétuellement en équilibre sur le tranchant d’un rasoir.
LAURENT BARTHEL
© WILFRIED HÖSL