Festspielhaus, 19 avril
Otello
Il est difficile de reprocher à un vétéran de la carrure de Robert Wilson (78 ans, en octobre prochain) de ne plus guère renouveler son optique théâtrale. Mais, de fait, les images de cet Otello conçu pour le Festspielhaus de Baden-Baden diffèrent vraiment peu, par exemple, de ses récents Macbeth ou Traviata (Bologne, Linz…). Confier aujourd’hui au metteur en scène américain un titre du grand répertoire, c’est aussi risquer que cette interchangeabilité se retrouve plus ou moins en phase avec l’ouvrage choisi. Or, le traitement glaciaire infligé ici à l’Otello de Verdi et Boito ne convainc pas du tout.
Inutile de revenir sur la magie de ces éclairages bleutés, de ces objets découpés, tantôt décoratifs, tantôt symboliques, descendant des cintres, de ces silhouettes se découpant au loin dans des attitudes figées, hors du temps… Tout cela, on peut le voir et le revoir sans que cela déclenche forcément d’effet de satiété. Mais, en présence d’une musique aussi torrentiellement chargée de passions que celle d’Otello, l’effet de déconnexion produit par ce théâtre ralenti à l’extrême n’évite plus toujours une dérangeante sensation de vacuité de l’inspiration.
Les principaux échecs restent la gestion des ensembles, chœurs invariablement alignés en ombres chinoises à l’arrière-plan et solistes figés à l’avant-scène face au public (plus guère de différence avec une version de concert en costumes), et une caractérisation des rôles vraiment réduite à pas grand-chose : une Desdemona coulée en un seul bloc de passivité livide ; un Otello monumental, invariablement droit dans son superbe costume avec cuirasse d’apparat, mais tout aussi raide en amant passionné qu’en mari jaloux.
Iago paraît plus humain, plus mobile : c’est évidemment lui qui tire les ficelles de toutes ces marionnettes, mais le procédé a ses limites, de même que les fameux éclairages wilsoniens, dont certaines surexpositions brillantes finissent par engendrer une vraie fatigue visuelle.
Ce théâtre sans aspérités permet au moins de se concentrer sur la splendeur sonore des Berliner Philharmoniker, d’une plénitude presque excessive au début, Zubin Mehta, appelé suite à la défection de Daniele Gatti, paraissant peu préoccupé de modérer les ardeurs de sa phalange de luxe. Mais ensuite s’installent de multiples inflexions plus subtiles.
Le plateau, en revanche, n’a pas tout à fait le niveau attendu, à commencer par un Philharmonia Chor Wien souvent débraillé. Vladimir Stoyanov impose une voix ample, sans défaut, mais qui manque de noirceur pour Iago. En Desdemona, Sonya Yoncheva émeut surtout à l’acte IV, manifestement la partie du rôle qu’elle connaît le mieux, mais paraît embarrassée partout ailleurs par un vilain vibrato instable sur les notes tenues, qui dépare sa belle et grande voix.
L’impression de méforme est encore plus nette pour l’Otello de Suart Skelton, qui arrive sur scène avec l’autorité d’un valeureux Tristan, mais dont les aigus négociés en force posent problème, tantôt escamotés, tantôt atteints au prix d’efforts pénibles, voire proches de l’accident.
Beau Cassio de Francesco Demuro, au timbre particulier et attachant. Mais tous ces interprètes ne seraient-ils pas un peu plus à l’aise si leur corps se retrouvait moins constamment bridé, figé dans des codes d’immobilité wilsonienne qui contrecarrent même l’aisance de leur chant ?
LAURENT BARTHEL
Requiem
Festspielhaus, 20 avril
Riccardo Muti dispose de suffisamment d’espace sur le vaste plateau du Festspielhaus de Baden-Baden pour placer les quatre solistes du Requiem de Verdi, non pas de part et d’autre du podium mais exactement devant lui, à portée immédiate de regard et de baguette, ce qui lui permet de les diriger vraiment, en ne laissant rien passer.
Ce rapport aux voix est assurément ce qu’il y a de plus fascinant dans ses manières actuelles de maestro assoluto : une emprise totale, chaque inflexion des solistes paraissant avoir été longuement travaillée d’avance, jusqu’à ce que le résultat soit parfait.
Avec Francesco Meli, l’osmose est particulièrement captivante, dans un Ingemisco calibré au millimètre près. Ces quelques phrases sont surchargées d’une multitude d’indications de nuances, et le ténor italien ne s’en voit dispensé d’aucune. La baguette du chef ne souffre pas le moindre écart, sauf quand elle laisse tout à coup s’épanouir des aigus glorieux, solaires : l’effet est grisant.
Ildar Abdrazakov ne paraît pas moins discipliné, même si ses grandes manières de basse russe n’ont pas toujours la même distinction. Quel magnétisme, toutefois !
Plus inattendue, peut-être, dans ce contexte prestigieux, la soprano coréenne Vittoria Yeo, dont Muti ménage attentivement la carrière depuis quelques années : beaucoup de sensibilité, de beaux aigus filés, qui font facilement oublier quelques manques occasionnels d’autorité dans le grave.
Reste le cas d’Elina Garanca, la moins docile des quatre à cette démarche d’extrême rigueur : sur la première phrase de chaque verset, l’articulation de la mezzo lettone s’annonce correcte, puis les consonnes disparaissent, les sonorités sont belles, parfois indifférentes… Dommage, surtout avec d’aussi luxueux moyens.
À l’arrière-plan, le grandiose Chœur de la Radio Bavaroise (Chor des Bayerischen Rundfunks), l’un des meilleurs au monde en ce moment : sopranos et mezzos de rêve, basses somptueuses, ténors impeccables, l’ensemble est tellement parfait que Muti peut tout lui demander, jusqu’à des allégements de texture qui ne dépareraient pas le Requiem de Fauré.
Par le même chœur et le même chef, on garde le souvenir d’un Requiem de Verdi inoubliable, à Munich, fin 2017, avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks). Cette fois, avec l’appui des Berliner Philharmoniker, canalisés d’une main de fer, le résultat est encore différent, d’une musicalité moins souple et ductile, mais avec d’époustouflantes dimensions de grande fresque.
Certainement l’un des deux ou trois moments les plus exceptionnels de l’histoire du Festival de Pâques (Osterfestspiele) de Baden-Baden, depuis que le célèbre orchestre berlinois s’y est installé.
LAURENT BARTHEL