Théâtre des Champs-Élysées, 17 février
Unique concert (en tournée), et concert exceptionnel. D’abord parce que le Rotterdams Philharmonisch Orkest, qui retrouve comme chef celui qui a été son directeur artistique, dix ans durant, occupe somptueusement l’espace approprié du Théâtre des Champs-Élysées, faisant valoir une parfaite homogénéité, des cordes en particulier, même si les deux extraordinaires solos du II (pour le violoncelle) et du III (pour le violon) ont connu des interprètes tout aussi impeccables, mais encore plus inspirés.
Ensuite parce que Yannick Nézet-Séguin anime Die Frau ohne Schatten d’un souffle irrésistible et fascinant, faisant partager à la salle son émotion et démontrant que l’œuvre n’est pas exclusivement germanique, mais qu’une version « latine » peut y faire merveille. Signalons simplement les coupures du III, à la scène de la fontaine, telles que Karl Böhm les adoptait dans les années 1950, et sur lesquelles le programme de salle reste muet.
Enfin parce que la distribution, préservée par son placement à l’avant-scène des débordements d’orchestre, atteint un niveau superlatif. D’entrée, Michaela Schuster, vibrato respectable en bandoulière, empoigne d’une façon époustouflante le personnage pivot de la Nourrice, qui lui est plus que familier, pantomime comprise, aigus flamboyants, Sprechgesang (quand il est requis) d’une théâtralité non moins fabuleuse.
Épaulé par un trio de frères (le Borgne, le Manchot et le Bossu) d’une qualité égale, Michael Volle aborde, avec une tranquille assurance, un Barak ne péchant pas par excès d’humilité, mais les qualités du chanteur sont bien là : diction exemplaire, phrasé d’un maître du lied. Son III culmine avec une présence grandiose dans le finale.
Lise Lindstrom (pour Amber Wagner, d’abord annoncée) stupéfie par la puissante autorité, appuyée sur des aigus percutants, d’une Teinturière rien moins que fragile, telle que paraîtrait l’annoncer sa mince silhouette, avec des forces inépuisables, mais aussi un émouvant lyrisme.
Heldentenor partout fêté depuis de longues années, Stephen Gould triomphe sans peine en Empereur, avec des aigus sans faille. Au II, le début de « Falke, Falke, du wiedergefundener » n’en souffre pas moins d’un manque de nuances, comme tout autant manque de luminosité et d’aura, malgré la performance, « Wenn das Herz aus Kristall », au III.
Elza van den Heever enfin, pour une prise de rôle marquante, éblouit par une Impératrice inusuelle, d’une impassibilité toute straussienne, mais qui laisse s’épanouir des aigus et suraigus d’une facilité déconcertante, avec une pureté de timbre d’une stupéfiante beauté soyeuse, en écho au moiré de sa longue robe bleue, et capable aussi d’une vibrante révolte au moment de la pétrification de l’Empereur.
Les ravissantes voix féminines de la Maîtrise de Radio France, dirigée par Sofi Jeannin, font jeu égal avec le Rotterdam Symphony Chorus, pénalisé seulement par son placement en fond de plateau, avec des effectifs, du coup, un peu insuffisants.
Le concert sera retransmis, le 16 mai, sur France Musique. On ne manquera pas ce qui pourrait constituer une version discographique de référence – avant que Yannick Nézet-Séguin ne reprenne l’œuvre au Metropolitan Opera de New York, au printemps 2021, avec toujours Elza van den Heever et Michael Volle, entourés par Nina Stemme en Teinturière, Evelyn Herlitzius en Nourrice et Klaus Florian Vogt en Empereur.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © MARCO BORGGREVE