Teatro alla Scala, 27 février
Khovanchtchina (L’Affaire Khovanski) n’avait plus été représentée à la Scala depuis 1998, avec déjà Valery Gergiev au pupitre. Comment ne pas se réjouir du retour du chef russe, tant il demeure l’interprète de référence du chef-d’œuvre inachevé de Moussorgski ?
Sa lecture, riche de nuances et extrêmement articulée sur le plan des dynamiques sonores, vise davantage à l’intimisme qu’au spectaculaire. Chaque détail de l’instrumentation est mis en relief pour cerner au plus près la psychologie des personnages et faire émerger les traits caractéristiques de l’ouvrage, dont l’ironie et la compassion tempèrent le pessimisme profond.
Comme à son habitude, Valery Gergiev dirige la révision et l’orchestration de Chostakovitch, sauf pour la scène finale. Moussorgski, on le sait, souhaitait utiliser ici un thème populaire, qu’il avait entendu par la cantatrice Lioubov Karmalina. Dans sa version, Rimski-Korsakov reprenait ce thème, mais en lui faisant subir des transformations substantielles, comme plus tard Stravinsky dans la sienne. Chostakovitch ayant décidé de s’en dispenser, Valery Gergiev opte pour une solution encore différente, en confiant sa répétition à un simple octuor de cuivres, juste après la fin du chœur.
Transfiguré, l’orchestre de la Scala offre au maestro une qualité de son absolument sensationnelle, aussi bien dans les tutti que dans les plus subtils soli instrumentaux. Quant au chœur maison, il se montre encore plus impressionnant dans un opéra qui le sollicite énormément, avec un climax inoubliable, à la fin du troisième acte : un pianissimo tenu d’un seul souffle pendant de longues mesures, qui laisse l’auditeur pantois.
Nonobstant un physique un peu trop juvénile pour Ivan Khovanski, Mikhail Petrenko traduit toute la vanité et la brutalité du personnage, avec juste ce qu’il faut de vulgarité. Evgeny Akimov caractérise bien les contradictions de Golitsine, écartelé entre rationalité et superstition, idéalisme et hypocrisie, au contraire de Stanislav Trofimov, qui manque de charisme et d’autorité en Dossifeï.
Ekaterina Semenchuk exprime idéalement la sensibilité à fleur de peau de Marfa, incapable de choisir entre l’amour et la foi. Avec un chant extrêmement surveillé, la mezzo russe est absolument mémorable dans la première scène du III, grâce à une palette de nuances allant du piano au pianissimo, sous laquelle Valery Gergiev tisse un tapis sonore d’une transparence inouïe.
Alexey Markov traduit à merveille les aspects agressifs et menaçants de Chaklovity. Il est un peu moins à l’aise dans sa magnifique méditation sur les malheurs de la Russie, en raison d’un léger déficit d’intensité émotionnelle et de désespoir. Sergey Skorokhodov est parfait en Andreï Khovanski, créature asservie à son père, qui aboie mais ne mord jamais. Parmi les excellents seconds rôles, le Scribe de Maxim Paster et l’Emma de la jeune Evgenia Muraveva méritent une mention.
Partant du constat que Moussorgski s’est en partie affranchi des événements historiques qu’il relate dans Khovanchtchina, Mario Martone transpose l’action dans un futur indéterminé, un monde dévasté qu’incarne, au premier plan, un pont écroulé. À l’arrière, on distingue les décombres de palais en flammes et, de temps à autre, un drone traverse le champ visuel.
Fusionnant habilement décors construits et photographies géantes, le spectacle se déroule sous un ciel constamment gris et menaçant, sauf dans le tableau final, quand une gigantesque lune, se transformant progressivement en boule de feu, vient engloutir les Vieux-Croyants (référence au film Melancholia de Lars von Trier). Une approche qui colle idéalement à la dramaturgie de l’ouvrage, que l’on qualifierait aujourd’hui de cinématographique.
Les idées de Mario Martone ne font pas toujours mouche, mais même les moins réussies s’inscrivent dans un projet théâtral pensé de la première à la dernière note. Ainsi de la représentation de l’ignorance du peuple, qui ne sait plus lire et suit le cours des événements sur son écran de smartphone – un accessoire omniprésent dans la mise en scène, par exemple pour la lettre de la régente Sophie à Golitsine, qui prend la forme d’un texto.
Bref, une production appelée à faire date, sans doute l’une des plus réussies d’un cinéaste que l’on a rarement connu aussi inspiré à l’opéra.
PAOLO DI FELICE
PHOTO © TEATRO ALLA SCALA/BRESCIA/AMISANO